Le parfum d'Hélène
Le texte ci-dessous est présenté à un concours de nouvelles. Lisez-le et soutenez-moi si le cœur vous en dit, une adresse mail suffit.
Un simple mouchoir peut porter une valeur essentielle capable de sauver l'esprit humain de toutes ses turpitudes. Un simple morceau de tissu peut offrir à l'homme en souffrance la force d'affronter et de triompher de ses plaies. Brodé de motifs complexes, parfumé d'une essence rare, porteur d'initiales, se dépliant dans un léger souffle... L'espoir que peut porter un mouchoir dépasse tout ce que vous avez pu imaginer.
Que reste-t-il d'une vie quand la mort s'en occupe ? Le plus souvent, rien de plus qu'une boite pouvant contenir deux chaussures.
Michel Siet tient sur ses genoux un colis déposé le matin même par l'exécuteur testamentaire de sa voisine, Jeanne Dumont. La vieille femme est morte de vieillesse il y a quelques jours laissant à une entité juridique le soin de disperser ses biens selon ses dernières volontés.
De sa voisine, Michel Siet ne connait que le sourire et le son d'une voix répondant à ses "bonjour" quotidiens. Jamais elle ne sortait dans le village. Les regards et les voix se croisaient par dessus la fragile clôture séparant leurs deux jardins. Même si la différence d'âge semble perdre de son importance quand les personnes concernées vieillissent, celle-ci a toujours annihilé les efforts nécessaires à l'établissement d'une vraie communication entre les deux voisins.
D'abord surpris par la présence de son nom sur le testament de sa voisine, Michel Siet accepte en silence de recevoir ce cadeau, dernière volonté d'une femme qu'il n'a jamais vraiment connu. L'exécuteur testamentaire, satisfait de la signature récoltée sur son ordre de mission, part sans jamais n'être sorti de son cadre juridique protecteur. La mort dans sa version la plus froide et la plus administrative.
Intrigué par le colis, l'inattendu héritier laisse de côté ses occupations de la matinée et monte le petit escalier menant à sa chambre. Il y est au calme et s'y sent surtout plus à l'aise. Pour parfaire ce sentiment de confort, il s'assoit à son bureau. D'une main hésitante, Michel Siet déchire le papier kraft grossièrement scotché servant d'emballage et découvre une boite en bois au vernis égratigné. Ce n'est pas la première fois qu'elle sert de contenant. Le temps s'est acharné sur elle essayant de faire rompre chacun de ses bords et chacune de ses charnières, en vain jusqu'à aujourd'hui. Ses doigts soulèvent lentement le couvercle laissant apparaître, gravés au verso, ces deux mots : "Comprenez-moi". Les entailles dans le bois sont grossières. Chaque lettre est irrégulière, plus petite ou plus grande que ses voisines. Ce travail est celui d'un canif manié par un bras faible, s'exténuant à forer partiellement la couche supérieure d'un bois dur. Fouillant son héritage, Michel Siet y découvre des dizaines de coupures de journaux au papier jauni et un mouchoir. Le morceau de tissu est doux, enjolivé de broderies complexes d'une autre époque et dégage une odeur d'adolescence. Les narines de Michel Siet sont submergées de ce parfum enivrant de jeunesse et d'insouciance. La caresse de ses doigts sur le tissu couplée à cette odeur particulière transporte son esprit dans un monde de légèreté. Son cerveau se laisse glisser l'espace de quelques instants dans la délectation des sens. Agé d'une cinquantaine d'année, le cœur de Michel Siet vibre avec trente-cinq de moins. L'émoi d'un premier baiser d'adolescent anime ses ventricules. Les premières caresses, les premières hésitations, les premiers cris partagés... Un souffle chaud et profond s'échappe de ses poumons, propageant son bonheur dans toute la pièce. Un sourire se lève en même temps que ses paupières. Reposant le mouchoir dans la boite, ses yeux se posent sur des initiales brodés dans un des coins de la pièce de tissu : "D H".
Une par une, ses mains glissent sous son regard les coupures de presse locale jaunies par le temps. Ne s'intéressant d'abord qu'aux gros titres, ceux-ci lui sautent aux yeux : "Disparition suspecte chez les Dumont", puis "La ville se dote d'une folle", ou encore "Jeanne devrait-elle finir au bûcher ?". Immédiatement, des souvenirs reviennent à la mémoire de Michel Siet. Il a emménagé dans le village longtemps après que les faits se soient passés mais les ragots ont fait leur chemin jusqu'à ses fenêtres. La force des petits villages réside dans l'hyper-communication et la mémoire immortelle mais distordue des faits du passé.
Jeanne Dumont s'était mariée très jeune et de cet amour avait naquit une fille. Un accident tragique quelques mois après la naissance de l'enfant avait laissé seuls la mère et son bébé. Seize ans plus tard, cette enfant devenue adolescente était tombée enceinte. Le père n'a jamais été connu et pour cause, l'acte procréateur n'avait pas été consenti par la jeune fille. La grossesse a malgré tout été menée à terme dans une souffrance physique et morale quotidienne et, enfin, un garçon était né. Quelques jours après cette venue au monde, la fille-mère disparaissait mystérieusement sans laisser de traces, Jeanne Dumont restant seule pour élever son petit-fils.
C'est à partir de ce jour qu'une folle commença à arpenter le village.
Parcourant les vieux articles de journaux, Michel Siet découvre des détails comme celui-ci : "La vielle Jeanne occupe ses journées et une partie de ses nuits à déambuler dans les rues du village en criant "Macha" deux fois par minute". Un symptôme de folie pour le jugement populaire. Jeanne Dumont a ainsi cheminé les routes à sa portée pendant vingt-huit ans, passant pour folle aux yeux de plusieurs générations dans tous les villages environnants. Depuis maintenant deux ans, date approximative de l'arrivée de Michel Siet dans le village, Jeanne Dumont ne s'exhibait plus en sorties bruyantes pour se cantonner chez elle à longueur de journée. Ce changement radical s'était fait du jour au lendemain. Une partie des habitants du village s'était même inquiétée pensant que leur "attraction dérangée" avait, à l'abri des regards indiscrets, laissé échapper discrètement un dernier souffle.
Michel Siet pose la boite en bois à côté de lui puis se lève pour regarder le jardin de sa défunte voisine par la fenêtre de sa chambre. Tout est calme dans le matin. Le banc est bien là face à la forêt bordant les clôtures, léger en l'absence de corps à supporter.
"Elle était consciente de ce que pensaient les habitants du village, réfléchit Michel Siet. Elle collectionnait les avis et les opinions offertes au public par la presse locale. Elle n'était donc pas folle... Et pourtant... Malgré la peur que devait insuffler en elle ces articles, elle a continué ses actes incompréhensibles pendant vingt-huit ans au risque de subir la violence de la foule. Pourquoi ? Et surtout, pourquoi avoir cessé il y a deux ans ? La disparition d'un enfant est toujours un drame...".
Fixant son regard sur le fond du jardin de sa voisine, Michel Siet ne peut détacher ses yeux du banc où Jeanne Dumont a passé les deux dernières années de sa vie, assise sur des lattes de bois, sa vision dirigée vers la forêt bordant sa propriété. L'image de la vieille femme s'affiche dans son cerveau occupé par le calme de la contemplation.
L'appel au secours qu'est cet héritage... Ce message "Comprenez-moi" inscrit au verso du couvercle du coffre... La compassion légitime que tout être ressent face à l'exclusion d'un être symbolisant le malheur pour la majorité bestiale du monde... L'impossible refus de venir en aide à une sollicitation désespérée... Michel Siet ne peut que se jurer de comprendre, sachant déjà que la majorité des réponses qu'il cherche se cachent derrière cette unique question :
"Que s'est-il passé il y deux ans ?".
La réflexion laisse une nouvelle fois place à un vide silencieux peuplé d'images souriantes de Jeanne Dumont. Jamais il ne l'a vue folle. Cette voisine était pour Michel Siet une vielle dame heureuse laissant couler le reste de sa vie dans une monotonie rassurante.
La contemplation de Michel Siet est soudain troublée par des bruits de moteurs et de cris d'hommes. Se dirigeant vers la fenêtre de sa chambre donnant sur la rue, il entend un ordre hurlé : "Allez Messieurs, on n'a pas toute la journée", et découvre descendant de camions une armée de déménageurs investissant la maison de Jeanne Dumont.
Michel Siet, se sentant maintenant impliqué dans la vie de la vieille dame, sort de chez lui et se dirige vers l'homme qui semble coordonner les opérations.
- Bonjour, vous déménagez la maison aujourd'hui demande négligemment Michel Siet pour entamer la conversation ?
Sans se retourner vers son interlocuteur, l'homme répond :
- Oui, et le temps presse !
- J'étais le voisin de Jeanne. Je m'appelle Michel Siet.
- Et moi je suis son petit-fils, Julien Dumont. J'ai hérité et je compte revendre cette maison au plus vite. Le temps, c'est de l'argent, lâche l'homme tournant légèrement la tête pour offrir un sourire satisfait.
- Vous avez habité cette maison à une époque, questionne Michel Siet surpris du désintérêt de ce petit-fils pour la maison de sa grand-mère ?
Julien Dumont se tourne alors complètement et fait face à ce voisin qui ralentit ses opérations.
- Vous habitez le village ? Donc vous savez ce qu'était ma grand-mère ? Une folle ! Une vielle folle ! Elle n'a jamais été capable de s'occuper de moi ! J'ai grandi à l'assistance publique et je me suis fait tout seul. Cette maison est la première chose que je reçois d'elle... Elle est à vendre d'ailleurs, si cela vous intéresse, termine l'homme en faisant totalement face à Michel Siet, écartant légèrement les bras.
- Non, merci, Monsieur, je ne suis pas acheteur.
- Alors arrêtez de me faire perdre mon temps !
Michel Siet réfléchit une seconde puis tente de relancer une bribe de conversation.
- Cela fait deux ans que j'habite ici et je ne vous ai jamais vu lui rendre visite.
- C'est un reproche que vous me faites Monsieur ?
Conscient de sa maladresse, Michel Siet reprend calmement :
- Loin de moi l'idée de vouloir vous juger. Je m'étonne juste de la situation.
- Vous avez une mère reprend passablement énervé Julien Dumont ?
- Oui.
- Elle vous a élevé ?
- Oui.
- La mienne est morte à ma naissance lâche Julien Dumont sans trembler.
- C'est ce que votre grand-mère vous a raconté ?
Julien Dumont sourit en hochant la tête.
- Je sais ce que tout le monde raconte. Que ma mère a disparu. Qu'elle a fui lâchement ses responsabilités en faisant courir le bruit que j'étais le produit d'un viol.
- Vous ne croyez pas cette version ?
- Je préfère me dire qu'elle est morte. Cela ne change en rien la situation actuelle et me décharge du poids d'être un enfant de la violence.
- Et votre grand-mère ?
- Vous avez l'intention de me questionner longtemps s'impatiente l'homme ? Je suis ici pour vider cette maison et la vendre au plus vite. Le temps, c'est de l'argent.
Michel Siet note que cette expression nauséabonde osant corréler le temps et l'argent revient dans la bouche de son interlocuteur comme un signe de ponctuation.
- Vous n'avez jamais rendu visite à votre grand-mère ?
- Ecoutez, je vais faire tourner court cette conversation. Ma grand-mère n'a pas été capable de m'élever. L'assistance s'est chargée de mon éducation, et je vous laisse imaginer les méthodes éducatives employées par ces gens là. Jamais un membre de ma famille ne m'a rendu visite pendant les dix-huit premières années de ma vie. Jamais ! Une fois libre, je suis revenu ici et j'ai découvert cette grand-mère marchant dans les rues, hurlant à tort et à travers des choses incompréhensibles. Je n'ai pas osé m'annoncer à sa porte ni décliner mon identité au café du coin. Je suis reparti aussi vite que j'étais arrivé, en essayant d'oublier tout ça. Seul un héritage me fait revenir ici aujourd'hui pour quelques heures.
Déconcerté par tant de franchise, Michel Siet ne sait pas quoi répondre et reste muet, regardant son interlocuteur dans les yeux. Julien Dumont baisse les bras et se dirige vers la porte d'entrée de la maison d'où commencent à être extraits les premiers meubles de Jeanne Dumont. Michel Siet lui emboite le pas et, comprenant l'unique motivation de ce petit-fils, lui propose subtilement :
- Pourrais-je faire un tour dans cette maison ? Et peut-être vous acheter des objets qui pourraient m'intéresser ?
Ne répondant que d'un sourire, le petit fils lui désigne la porte d'entrée en ouvrant grand les deux bras.
Passé le pas de la porte, un voyage dans une époque antérieure débute. Le temps a dilué la couleur des papiers peints. Les bibelots témoins d'un âge où le futile semblait utile jurent dans l'œil de Michel Siet. Les moquettes et les carrelages sont usés et défraichis. La poussière s'est agglutinée dans les coins inaccessibles et au-dessus des meubles. Le balancier de la vieille horloge n'oscille plus. La vie de cette bâtisse semble s'être ralentie de manière conséquente il y a bien longtemps. Pire qu'en pause, le temps dans cette maison semble s'être définitivement arrêté.
La maison est formée d'un couloir, de quelques pièces de vie et d'un escalier menant aux deux chambres de l'étage. Une cuisine dépourvue de nourriture solide et de matériel moderne. Une salle de bain où trône un tabouret dans la douche et une unique serviette. Deux chambres symétriques côte à côte sous le toit. La première est triste, sans couleur, sans artifice. Le temps n'y est cette fois-ci pour rien. Si l'Amour a occupé une période de temps cette pièce, sa vigueur n'a pas suffi à changer le morne en illumination. Un empilement de draps surplombé d'une grosse couverture de laine est posé sur un sommier épais. Le traditionnel traversin est bien là, dominé d'un oreiller massif. Sur l'unique table de nuit, pas un livre mais quelques photos dont les cadres n'ont rien à envier au jaune du papier des photos qu'ils enluminent. Une lourde armoire sans miroir complète la tristesse de la pièce.
Songeur quant à l'état flagrant de dépression dans lequel vivait Jeanne Dumont depuis vraisemblablement plusieurs années, Michel Siet se dirige vers la deuxième chambre de la maison se demandant quel décor austère pouvait encore lui sauter au visage. D'un mouvement de main presque blasé, il fait tourner la poignée de la porte. Celle-ci grince et tourne difficilement sur des gonds fatigués de n'avoir que peu travaillé ces dernières années. La surprise et le dépaysement saisissent tout le corps de Michel Siet. Ses jambes flagellent sous le poids de sa masse surprise. Du rose se jette dans ses pupilles. Du mauve lui éclabousse la rétine. Du jaune, du bleu. Des peluches souriantes accueillent le visiteur appréciant sans questionnement sa qualité d'homme. Cette chambre d'adolescente respire la vie et le bonheur. Les heures dépensées dans cette pièce n'ont été qu'insouciance et imagination. Un sentiment de liberté et d'évasion émane de chaque centimètre carré. Des livres, quelques jouets entassés dans un coin. Tout est rangé, ordonné. Chaque chose a sa place dans une construction réfléchie pour optimiser le bonheur. Michel Siet fait lentement le tour de la pièce, les yeux grands ouverts. Tout le bonheur que doit normalement contenir une maison a été concentré ici, dans cette unique pièce figée par le destin. Mais une étrange sensation vient se superposer à l'admiration. De la porte à la fenêtre en passant par le bureau, Michel Siet se sent observé. Rapidement, son regard trouve le coupable : un ours posé sur l'oreiller du lit. Sa bouille de doudou inspire confiance, mais son regard à cent-quatre-vingts degrés lui donne une allure de gardien omniscient des plaisirs de la jeunesse. D'une main, Michel Siet caresse la tête de l'animal et, le penchant vers l'avant, découvre dans son dos une étiquette dépassant de sa fourrure. S'approchant pour mieux déchiffrer l'inscription, quelques lettres écrites à la main sur le tissu détonnent dans le crâne de Michel Siet : "MACHA".
Michel Siet connait ce mot. Il l'a lu dans un article de journal présent dans le coffre légué par sa voisine.
"Ce mot que n'a cessé de répéter Jeanne Dumont pendant toutes ces années d'errance n'était autre que le surnom affectif de sa fille, jaillit Michel Siet ! Pendant vingt-huit ans cette femme n'a eu qu'une obsession : retrouver son enfant disparu... Elle hurlait son nom à travers toutes les rues à sa portée. Comment se fait-il que personne n'ait compris ?"
L'égoïsme de la masse l'explique simplement : personne n'a voulu comprendre. Se convaincre qu'une personne est folle est plus facile que d'essayer d'agir avec compassion, que de l'aider en lui tendant la main. Classer et ranger les problèmes dans des cases bien définies et hermétiquement fermées permet de se dédouaner de toute responsabilité. Qu'est-il possible de faire face à la folie ? Peut-être même que ce mal est contagieux ? Que va devenir le village si tous ses habitants se mettent à arpenter les rues en criant des propos incompréhensibles ? Comprendre et accepter que Jeanne Dumont était simplement à la recherche de son enfant c'était accepter qu'elle pouvait être aidée, qu'un soutien psychologique était envisageable. Qu'à force de temps un mieux être, ou peut-être même une guérison était possible. Mais il aurait fallu pour cela que quelqu'un, quelque part, s'occupe d'elle. Personne ne voulait s'infliger un tel fardeau. La thèse de la folie fut donc celle retenue et entretenue par la presse locale dédouanant tous les habitants du village d'une quelconque responsabilité.
Ne voulant pas déranger les couvertures du lit agencées à la perfection, Michel Siet s'assoit sur la chaise du bureau, tentant de calmer son cœur accéléré de cette découverte.
"Macha, où as-tu bien pu aller après la naissance de ton fils ? Pourquoi n'as-tu pas répondu aux appels de ta mère ? Les as-tu seulement entendus ? As-tu recroisé l'homme qui, de force, t'as offert cet enfant ? As-tu fui face à lui ? As-tu fui avec lui ?..."
La tête remplie d'interrogations, Michel Siet referme la porte de la chambre de MACHA comme il referme un écrin contenant un trésor que personne n'estime. A pas lents, il se dirige vers la porte d'entrée.
- Ca y est, il a tout vu, lance Julien Dumont ? Vous avez trouvé des objets qui vous intéressent ? Ou bien avez-vous une offre à faire pour acheter la maison ?
Michel Siet s'arrête, abasourdi de l'unique préoccupation de ce petit-fils. L'argent ne peut rendre heureux que celui qui n'a que cela dans la vie. Chiffrer le bonheur émanant du sourire d'un enfant ou de l'amour d'une femme revient à avouer n'avoir jamais connu ces sentiments.
Réfléchissant une seconde, il décide de profiter de la situation.
- Je peux visiter le jardin lance-t-il innocemment ?
- Oui, il est grand avec peu de vis-à-vis. Il ne doit pas être oublié dans le calcul de l'offre que vous allez me faire.
Michel Siet ne répond rien et se dirige vers la porte située dans la cuisine s'ouvrant sur le jardin. Très peu entretenu, celui-ci ne contient ni fleurs, ni potager. Sans surprise, aucune balançoire ou jeu d'enfant n'orne plus l'endroit. Quelques arbres et de la pelouse habillent une terre noire. Tout au fond, face à la forêt, le banc en bois où Jeanne Dumont a passé toutes les journées de ces deux dernières années. Marchant à pas lents, Michel Siet s'approche calmement de ce montage de lattes et de clous jusqu'à ce que ses genoux buttent dans l'élément solide. Touchant d'abord les veines du bout des doigts, Michel Siet décide de s'assoir et de contempler ce que les yeux de la vieille femme dévoraient à longueur de journées. Des branches se balançant dans les feuillages. Des herbes folles envahissant l'espace avec anarchie. Le vent devenant visible par les mouvements qu'il ordonne à la nature qu'il traverse. Une vision apaisante par rapport à l'intérieur de la maison et aux années d'errance dans les rues d'un village. Michel Siet prend son temps, se surprend à fermer les yeux. Sans y réfléchir, tout son être se concentre alors sur un unique sens : l'odorat. Des parfums de bois et de chlorophylle lui remplissent les narines. Les fleurs et les herbes dispersent leurs odeurs, les bruits du vent dans la végétation annonçant avec sérénité chaque nouvelle salve olfactive. Détendues, les mains de Michel Siet se posent à plat sur les lattes du banc de bois. Ce travail standardisé si parfait à l'œil nu avoue ses failles au contact des récepteurs du corps humain. Des creux, des bosses, des échardes cherchant à blesser les pourfendeurs des relatives perfections.
Tout à coup, son esprit se fige. Tous ses sens s'arrêtent pour n'en laisser qu'un essayer de comprendre sa surprise. Une odeur soudaine embaume l'endroit.
"Cette odeur... cette odeur...je la connais... elle n'est pas naturelle... elle n'est pas produite par un mélange de senteurs de la forêt..."
Michel Siet hume a plein poumons. Il s'inspire de ce parfum, le goutte, s'en imprègne, cherchant dans sa mémoire un lieu, une personne, un objet rattaché à cette senteur.
"Un objet ?... Un objet ?..."
Maintenant, Michel Siet se souvient ! Ses yeux s'ouvrent immédiatement. Son corps jaillit, se lève sur ses deux jambes et scrute le bois d'un regard cherchant à confirmer les affirmations de son nez. Le parfum est toujours là : celui du mouchoir que lui a laissé Jeanne Dumont dans son héritage. Ce parfum humain résultat de mélanges d'extraits végétaux improbables ne peut se retrouver à l'état naturel. Michel Siet tourne la tête, s'avance au plus près des herbes et des arbres, sans trouver de confirmation. Une rafale de vent soudaine le décoiffe et chasse le doux parfum de l'atmosphère ambiant. Michel Siet se retrouve seul, debout, un parfum dans la tête et un sourire aux lèvres.
- Alors, vous me la faite cette offre ?
Les préoccupations pécuniaires de Julien Dumont ramène Michel Siet brutalement à la réalité. Comme réveillé au milieu d'un rêve magnifique par une portière qui claque, celui-ci use de quelques secondes avant de se retourner pour répondre au questionnement de ce petit-fils obnubilé par le cancer mortel du monde, l'argent.
- Je ne pense pas être assez riche pour pouvoir acheter une si belle demeure lâche Michel Siet.
- Cette maison est veillotte et pas entretenue, vous vous moquez de moi ?
- La valeur n'est pas uniquement dans le matériel cher Monsieur.
- Ne vous gênez pas pour moi. Si ce lieu a de la valeur à vos yeux, n'hésitez pas. Il n'en a aucune aux miens. Vous pouvez faire un gros coup !
- Je suis peiné d'entendre ce discours. Même si le passé est lourd, aborder le présent avec le bon angle permet d'envisager un futur capable de panser les plaies. Tout est une question d'envie et de motivation.
- Cher Monsieur Siet, je pense que nous allons stopper ici cette discussion s'énerve Julien Dumont. Je n'ai pas de leçon à recevoir de vous. Je vais vous demander de quitter cette maison.
- Je vais partir Monsieur Dumont, mais en terminant par ceci : la mort est la dernière opportunité de réconcilier les hommes. Si elle n'est pas saisie, des plaies et des souffrances ne pourront jamais se refermer. Pensez-y... Tout n'est peut-être pas aussi simple et clair que vous l'imaginez. Vous n'êtes peut-être pas la seule victime dans toute cette histoire. Il y a quand même une chose dont je suis sûr : en héritant de cette maison vous avez enfin en main la possibilité de réconcilier votre famille. Vous avez le choix d'essayer de comprendre le passé pour qu'il arrête de vous faire souffrir. Vous avez les clés de votre futur bonheur.
De retour chez lui, Michel Siet s'assoit devant le coffre légué par Jeanne Dumont. Ses mains caressent le bois, hésitant à soulever le couvercle protégeant le monde de l'odeur d'un mouchoir. Après de longues minutes, les yeux fermés, il laisse s'échapper le parfum et se sent transporté sur le banc de sa voisine, face à la forêt, sentant le souffle du vent s'écouler dans ses cheveux. L'odeur est identique, cela ne fait aucun doute ! Ce mouchoir diffuse le même parfum qu'a diffusé la forêt il y a quelques instants.
"C'est incompréhensible" s'étonne tout haut Michel Siet, laissant ses paupières se relever afin d'être sûr qu'il ne rêve pas.
Les yeux ouverts, caressant le mouchoir de ses mains, son regard tombe sur les initiales "D H" brodés dans un coin de la pièce de tissu. Une nouvelle fois, son esprit s'arrête et se trouble. Pris d'un doute, Michel Siet se jette sur les articles de journaux contenus dans le coffre et les dévore à la recherche de cette information qu'il a lu mais qui, dans l'instant, lui a semblé anodine. Le troisième article qu'il relit s'intitule "Disparition d'une fille-mère". Le journaliste commence son papier par "Hélène Dumont, fille de Jeanne Dumont, a disparu le...". Les mains de Michel Siet tombent sur ses genoux lâchant le papier. Sa tête se lève laissant son regard s'évader immédiatement en quête d'infini par l'une des fenêtres.
- D H : Dumont Hélène ! Ce mouchoir est le sien. Ce parfum est le sien ! Alors, tout à l'heure, face à la forêt ?...
De longues minutes passent avant que le silence ne soit brisé par ces mots de Michel Siet : "Cela me semble impossible mais, il y a deux ans, Jeanne Dumont a retrouvé sa fille".
Ce petit fils n'a jamais compris sa grand-mère. A-t-il seulement essayé ? En une journée les doutes de Michel Siet sur la folie de Jeanne Dumont se sont dissipés. Cette femme était saine d'esprit. Sûrement dépressive, détruite par la disparition de son mari puis de sa fille. Elle a passé vingt-huit ans de sa vie à cheminer les territoires qui lui étaient accessibles à la recherche de sa "MACHA" disparue. Perdre un enfant est une blessure qui ne se referme jamais. Les douleurs et les souffrances qui en résultent ne peuvent pas être imaginées par l'homme tenant fermement dans ses bras sa progéniture. Le cours naturel de la vie veut qu'un enfant voit partir ses parents et non le contraire. Comment en vouloir à Jeanne Dumont d'avoir continué à semer le petit nom de la chair de sa chair espérant entendre un jour la fameuse réponse tant désirée : "Maman, je suis là !".
A-t-elle entendu ce mot où s'est-il fondu en odeur ? Cette vibration de l'air a-t-elle laissée place à une propagation douce et parfumée ? L'important est le sentiment. Michel Siet n'a pas connu Hélène Dumont et pourtant il est sûr d'avoir ressenti sa présence cet après midi sur le banc. Il est sûr qu'une fille, qu'une adolescente, qu'une femme devenue mère trop tôt par le viol de son corps, l'a approché. Aucune réalité physique palpable du bout des doigts. Aucun visage à contempler d'un regard rassuré. Seul un parfum voyageant dans les airs, plus libre que ne le sera jamais le plus pur des esprits. Hélène Dumont fait partie de ce bois. Son esprit y loge et ne veut pas s'en échapper. Sa fraicheur d'une enfant de seize ans rayonne dans une végétation fière d'avoir recueilli en sa sérénité ce petit être torturé.
Michel Siet en est persuadé, Jeanne Dumont est morte en paix. Sa fille enfin à ses côtés.
Julien Dumont se présente en victime. Seuls les perdants font ainsi. Un homme intelligent dans la force de l'âge doit combattre les mauvais sentiments et s'efforcer de créer autour de lui l'harmonie et la joie. S'il ne donne pas toute sa vigueur dans ce projet, il n'est pas homme, ou pas intelligent. Le passé n'a d'emprise que sur ceux qui n'ont pas de projets. Tout homme survolant l'avenir par la force de sa volonté a, dans un premier temps, essayé de s'envoler. Ceux qui s'écrasent disent "j'ai essayé". Les victimes regardent leurs pieds et se lamentent de leur faible motivation. Ils se lamentent d'être les seules victimes d'un monde heureux qui se fout d'eux. Ils pleurent de ne pas avoir la chance d'être à la place de celui qui a réussi. Ils se morfondent en imaginant ce jour béni où tout ce qu'ils ont toujours désiré leur tombera dans les bras sans effort. Pleurer n'est pas du temps perdu si les larmes alimentent la vague qui portera l'homme triste vers les sommets. La résignation est le pire ennemi de l'homme. Rester en vie sans désir d'avancer est pire que la mort. Se penser victime impuissante, c'est pourrir sur pied.
Sachant que les informations données par la presse sont souvent erronées, voir complètement fausses, Michel Siet assis à son bureau prend le temps de lire un à un tous les articles de journaux légués par sa voisine, Jeanne Dumont. La presse a, comme à son habitude, été sans répit pour cette famille Dumont, osant lier la mort accidentelle du père à la disparition de la fille. Osant prétendre que ce père mort quinze ans avant la disparition de sa fille était déjà fou et que sa folie était en partie responsable de son accident. Que la fille disparue était elle aussi mentalement dérangée de temps en temps. Toutes les hypothèses et les rumeurs les plus abjectes ont été diffusées alimentant l'impuissance de l'opinion populaire et la mise à l'écart de Jeanne Dumont. Les photos accompagnant les articles ne sont pas plus glorieuses. Du fils qui vient de naitre dans son couffin à la tombe du père en passant par le lieu où la fille a prétendu s'être fait violer. Rien dans ces articles n'est élogieux pour la presse. Voulant respecter la dernière volonté de sa défunte voisine, Michel Siet se force dans la douleur à lire tous les articles qui lui ont été légués. Arrivé à la fin de la pile, la lecture du dernier article sonne comme une conclusion. Le journaliste explique qu'un suspect a été arrêté dans l'affaire du viol de la jeune Hélène Dumont mais que celui-ci a été relâché faute de preuve. Le nom du suspect n'est pas cité mais la date de l'article apparait encore clairement. Michel Siet connait maintenant bien cette date, c'est celle de la disparition d'Hélène Dumont.
Michel Siet replace dans le coffre en bois les coupures de journaux ainsi que le mouchoir porteur du mystérieux parfum de MACHA. Le refermant, il soupire et ferme les yeux avant de prononcer :
- Je vous ai compris Jeanne, je vais vous réhabiliter. Je vous le promets.
Puis il se place devant son bureau et, armé de sa plus belle plume, commence à coucher sur le papier le récit de cette journée inoubliable :
"Un simple mouchoir peut porter une valeur essentielle capable de sauver l'esprit humain de toutes ses turpitudes. Un simple morceau de tissu peut offrir à l'homme en souffrance la force d'affronter et de triompher de ses plaies. Brodé de complexes motifs, parfumé d'une essence rare, porteur d'initiales, se dépliant dans un léger souffle... L'espoir que peut porter un mouchoir dépasse tout ce que vous avez pu imaginer...".
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