LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

Le col des Chamans (Première partie)

 

Le soleil commençait à peine à lancer ses rayons par dessus la montagne quand les “triplés” quittèrent le refuge pour se lancer dans le deuxième et dernier jour de leur ascension du col des Chamans. Ils connaissaient le chemin par cœur. D’abord une journée de marche facile de leur village jusqu’au refuge des Gautiers puis trois heures de sentiers difficiles pour enfin pouvoir dominer les deux vallées. Toujours heureux de partager à trois l’amour de leurs montagnes natales, tout le village les avait rapidement surnommé les “triplés”. Mais ils n’en étaient pas. Benjamin et Vincent étaient bien frères jumeaux mais Marie n’avait aucun lien de sang avec eux. Tous trois étaient voisins. Depuis toujours. Tous trois étaient nés la même année. Inséparables aussi bien à l’école qu’en dehors, les jumeaux étaient rapidement tombés amoureux de leur petite voisine. Le hasard des sentiments, les raisons du cœur et de l’Amour… Marie était tombée amoureuse de Benjamin. Vincent s’était résigné à partager son frère jumeau avec la fille dont il était amoureux. Il lui avait pourtant ouvert son âme. Il avait laissé ses sentiments s’exprimer mais son jumeau avait su faire jouer un côté viril, sportif et un peu macho qui avait fait craquer Marie. Benjamin connaissait les sentiments de son frère pour sa petite amie. Il était même persuadé que ce frère jumeau aimait plus Marie que lui-même ne pouvait l’aimer. La vie se fiche de la morale et de la légitimité. Benjamin aussi. Marie l’avait choisi lui, et il ne comptait pas laisser filer aussi facilement la plus belle fille du village.

En cette deuxième journée de marche sous des températures estivales, le soleil avait gagné son zénith bien avant que les triplés n'atteignent le col des Chamans. Toujours à discuter, à rigoler, à courir de droite à gauche comme des adolescents qu’ils étaient, les trois heures normalement nécessaires à l’ascension réclamèrent une prolongation. Le soleil commençait déjà à décliner lorsque le pique-nique au col des Chamans fut fini et qu’ils entamèrent leur descente vers le refuge des Gautiers.

- Il ne va pas falloir traîner, dit Vincent le raisonnable, si on veut être au refuge avant la nuit.

- On finira en courant s’il le faut, répliqua Benjamin l'intrépide.

Cet échange fit se diriger les yeux sages de Marie vers Vincent, avant qu’ils ne se transforment en brasier ardent lorsqu’ils se posèrent sur Benjamin. Tout le paradoxe de ces frères jumeaux venait de s’exprimer dans un échange verbal.

Après quelques mètres de descente, le plaisir d’être libre en pleine nature fut déchiré. Les triplés sentirent le sol bouger sous leurs pieds. Un grondement d’abord sourd venant de la vallée se propagea vers les sommets. Tout le paysage tremblait sous la colère de la terre. Des blocs de roche se détachèrent et roulèrent tout autour d’eux. Marie courut dans les bras de Benjamin qui s'accroupit, protégeant la tête de sa fiancée au creux de ses bras. Vincent courut se mettre à l'abri derrière un rocher massivement ancré dans le sol. Cette protection était censée stopper les éboulis dégringolant de l’amont. Le temps sembla comme arrêté par la colère de la terre. Les secondes s’étaient figées attendant que la déesse Gaïa se calme. La secousse dura presque une minute. Le sol continua de résonner bien après que le grondement sourd se fut arrêté.

 

*

 

*        *

 

Marty raccrocha sèchement le combiné du poste de secours et téléphona en urgence à son jeune collègue.

- Glen ? C’est Marty ! Je viens de recevoir un coup de fil du refuge des Gautiers. Les triplés sont partis pour la journée au col de Chamans et ne sont pas rentrés ce soir.

- Il est presque minuit Vieux Marty ! Que veux-tu que nous fassions à cette heure ?

- A cette heure ? Rien ! Mais je veux que tu prépares tes affaires. Nous partons pour le refuge demain à l’aube !

- Moi qui dormais si bien, lâcha Glen en signe d'acquiescement.

- Eh la jeunesse ! Si tu préfères dormir plutôt que de venir en aide à ton prochain, il est encore temps de démissionner de l’équipe de secours, suggéra ironiquement Marty !

- Trêve de plaisanteries, reprit Glen. Ces trois jeunes connaissent la montagne. Difficile de croire qu’ils se soient tous faits prendre au piège lors du tremblement de terre.

- J’ai du mal à le croire aussi… mais tu sais que cette montagne est habitée par des esprits…

- Garde tes histoires de vieille bonne femme pour les touristes, Marty. Cela fait plus de cent ans qu’il n’y a plus un seul chaman dans ces montagnes. Et je te rappelle que les chamans n’ont rien de surnaturel. Ce ne sont que des drogués !

Glen raccrocha son téléphone avant de penser à voix haute :

“ Quel vieux fou que ce Marty ! Heureusement que je suis là pour amener un peu de jeunesse et de lucidité dans cette équipe de secours !”.

 

*

 

*        *

 

Le silence qui suivit le tremblement de terre était presque mystique. Plus un oiseau ne chantait. Plus un insecte ne volait ni ne frottait ses ailes les unes contre les autres pour signaler sa présence à ses congénères. Le vent s’était lui aussi tu. Plus aucune herbe ne se balançait au rythme de l’air.

Jamais les triplés n’avaient entendu la montagne aussi silencieuse.

Vincent sortie de derrière le rocher qui lui avait servi de protection et se dirigea vers Marie et son frère Benjamin :

- Tout va bien ? Vous n’êtes pas blessés ?

- Ça va, répondit Marie sortant des bras de Benjamin.

- Impressionnant, répliqua celui-ci libérant sa petite amie d’une protection qui fut efficace. C’est le tremblement de terre le plus fort que nous ayons eu dans la région depuis très longtemps.

- Nous ferions mieux de rentrer rapidement au refuge des Gautiers, reprit Marie. Je ne veux pas que quelqu’un s’inquiète.

Les jumeaux acquiesçant, tous trois reprirent leur descente en direction du refuge des Gautiers. Le sentier était devenu difficilement praticable à cause des nombreux rochers tombés du haut de la montagne. Les trois natifs de la région, les jambes musclées d’une vie de dénivelé, survolèrent avec peu de difficultés ces chemins accidentés. Vincent et Benjamin regardaient régulièrement autour d’eux pour débusquer le rocher menaçant qui serait susceptible d'attenter à leurs vies.

Tout à coup, Benjamin s’écria :

- Regardez le flanc de la montagne ! On dirait qu’une grotte est apparue !

Vincent leva les yeux avant de confirmer :

- Oui ! Les éboulements ont mis à jour quelque chose. Il faudra que nous revenions y jeter un œil.

Marie ne dit rien mais sentait déjà que son baroudeur de petit ami n’allait pas se satisfaire de si peu.

- Comment ça ? Allons voir tout de suite ce qui s’y cache, ordonna Benjamin !

- Il faut que nous prévenions nos familles que nous n’avons rien, cria Marie ! Reviens !

Mais Benjamin était déjà loin. Vincent regarda Marie. D’un coup d’œil ils se comprirent. “Cela ne sert à rien d’essayer de le raisonner”. “Pourquoi choisir un petit ami aussi impulsif ?”. “Je suis toujours près de vous, même si je souffre à chaque seconde”...

- Suivons-le, ordonna Marie !

Sans attendre l’arrivée de ses amis, Benjamin s’engouffra dans la grotte révélée par la colère de Gaïa. Son entrée était, il y a encore quelques minutes, dissimulée par une roche de plusieurs tonnes qui avait été emportée lors du tremblement de terre avec le terrain qui la supportait. Armé d’une lampe de poche, les yeux du jumeau découvrirent un décor caché des hommes depuis plus de cent ans.

Arrivant presque en courant, Marie et Vincent s'engouffrèrent à leur tour dans la grotte. Leurs lampes de poche à la main, ils cherchèrent Benjamin. Un cri retentit et tous deux braquèrent leurs faisceaux vers le fond de la cavité. Ils distinguèrent au loin une forme humaine gigotant dans les airs.

- Venez vite voir, cria Benjamin ! Venez voir !

Marie et Vincent avancèrent lentement pour ne pas buter contre une roche dépassant du sol et se plantèrent enfin devant Benjamin. Il était debout sur un autel fait d’un unique bloc de granite. Tout autour se trouvait des jarres contenant des plantes, des graines et des feuilles. Les restes d’un foyer étaient visibles dans un coin. A ses côtés, quelques chaudrons couchés dans la poussière.

- Où sommes-nous, demanda Marie ?

- J’ai peur de comprendre, répondit Vincent.

- Nous avons trouvé la grotte des chamans, s'enthousiasma Benjamin. Depuis un siècle l’entrée était bouchée et protégée des vivants par un rocher. Nous avons retrouvé ce lieu magique !

- Lieu magique, reprit Vincent ? Tu oublies ce que les anciens du village racontent sur le dernier chaman de la vallée ? Il a rendu des dizaines de personnes folles. Certaines se sont jetées du haut des montagnes ! D’autres ce sont tailladés le corps pour boire leur propre sang jusqu’à en mourir ! Le maire de l’époque s’est même jeté dans le feu de sa propre volonté. Ses cris ont résonné dans toute la vallée. Un homme s’est coupé lui-même les doigts et les orteils pour les donner à manger à ses cochons !

- Tout ça, ce ne sont que des contes pour effrayer les enfants, répliqua Benjamin !

- Pour se prémunir de ses sortilèges, les villageois de l’époque ont emmuré vivant le dernier chaman dans sa grotte. Tu ne peux plus nier maintenant que tout ceci est vrai !

Marie avait laissé les deux frères palabrer tandis qu’à petits pas, elle baladait la lumière de sa lampe de poche sur le sol et les murs de la grotte. Elle savait ce qu’elle cherchait mais fut pétrifiée de peur quand enfin elle trouva. Elle appela d’une voix forte :

- Benjamin ! Vincent ! Je crois que nous avons ici une nouvelle preuve de la véracité de la légende du village au sujet du dernier chaman.

Les deux frères accoururent. Les triplés se retrouvèrent face à un trône de bois grossièrement sculpté, vieilli par cent années de solitude. Bien calé, les bras posés sur les accoudoirs, un squelette était assis là, le front haut et les pieds bien à plat.

 

A SUIVRE...

 

 



12/03/2014
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