LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

Le col des Chamans (Deuxième partie)

 

Le vieux Marty et le jeune Glen avaient terminé leur premier jour de marche jusqu’au refuge des Gautiers sans trop de difficultés. Quelques roches continuaient de tomber de-ci de-là sur les chemins mais, armés de leurs casques, aucun des deux n’avait vu son crâne s’ouvrir sous la densité d’une pierre. La nuit au refuge fut courte. Ils n’étaient pas des touristes mais des secouristes en mission. Dans la deuxième heure de marche du second jour, le col des Chamans bien en vue, Glen s’arrêta tellement sèchement que Marty ne put l’éviter et le bouscula légèrement.

- Pourquoi tu t’arrêtes comme ça, demanda Marty ?

Glen ne répondit pas. Il retira son sac à dos et le déposa sur le sol. Se baissant, il offrit à Marty la vision du corps de Marie étendu au milieu du chemin à une cinquantaine de mètres devant eux. Le silence se fit naturellement tandis que les deux secouristes s’approchaient. A un jet de pierre de la dépouille de Marie, Glen ne put continuer à s’avancer et laissa le vieux Marty faire les derniers pas. Il se baissa pour vérifier le pouls de la jeune fille puis retira sa veste pour couvrir ce corps presque totalement dénudé. Glen s’approcha. Il tremblait dans chacun de ses membres.

- Qu’est-ce qui a bien pu se passer, demanda-t-il d’une voix presque sourde ?

- Je n’en sais rien, répondit Marty.

Un silence de plusieurs minutes plana le temps que les deux secouristes retrouvent leurs esprits.

- Tout son corps est violet, reprit Marty. Les extrémités de ses doigts sont noires... comme si elle avait passé plusieurs heures dans un froid intense. Tout son corps semble avoir été brûlé par des températures excessivement basses.

- On est en plein été, répliqua Glenn. Même la nuit, la température ne descend pas en dessous de dix degrés !

- Je sais, soupira Marty. Et il y a un autre truc bizarre…

- Quoi ? Qu’est-ce que tu vois de… “bizarre” ?

Marty souleva sa veste pour regarder attentivement le corps de la jeune Marie avant de la couvrir à nouveau.

- Tu vois tout ce sang ?

- Bien sûr…

- Je ne vois aucune plaie, aucune entaille sur sa peau.

- D’où peut-il provenir alors ?

Marty regarda Glen droit dans les yeux.

- Des jumeaux ?…

La conclusion paressait évidente mais Glen, d’habitude fier de sa jeunesse, était dépassé par l’ampleur du drame disposé sous ses yeux. Les larmes montèrent. Il se força à détourner le regard puis à faire lentement quelques pas pour ne pas craquer.

Marty s'approcha et lui passa une main sur l’épaule.

- Travailler dans l’équipe de secours amène autant de joie que de peine. Ce qui est important c’est de ne jamais s’habituer. Je suis tout autant atteint que toi par la mort de cette jeune fille que nous connaissions mais… j’ai peur de comprendre ce qui a pu arriver… Il faut immédiatement se remettre en route et sauver ceux qui peuvent encore l’être.

- Qu’est-ce qui s’est passé d’après toi, demande Glen inquiet ?

- Les anciens racontaient qu’un homme à l’esprit maléfique avait été enfermé dans la montagne il y a bien longtemps. Un homme capable de manipuler les cerveaux. Un être qui avait la faculté de rendre fou toute la population d’un village par sa seule volonté. Peut-être que la légende est vraie… Le mal peut avoir été libéré par le tremblement de terre !

 

*

 

*        *

 

Marie ne pouvait décoller son regard du squelette assis devant ses yeux. Il était comme un roi. Bien droit, regardant en face de lui ses obligés. Même décharné, il en imposait. Benjamin était incapable de parler. Ce n’était pas la vue d’un squelette si bien conservé qui le pétrifiait, mais la sensation que la légende du chaman attendait ici depuis un siècle... une suite ! Benjamin, d’abord surpris, repris vite ses esprits et fut le premier à rire.

- Je l’imagine attendant la mort sur son trône. Il s’est forcé à rester assis là… quelle position inconfortable pour mourir ! Tout ça pour effrayer les hommes qui découvriraient son squelette.

Tournant la tête vers Marie et Vincent, il les interpella en rigolant :

- Vous pouvez arrêter d’avoir peur, je pense qu’il est mort !

- Veux-tu te calmer, répliqua Marie sans quitter le trône du regard.

- Tu ne respectes rien, ajouta Vincent.

- Et vous, vous n'êtes que des esprits faibles et crédules !

Marie ne releva pas l’insulte de son petit ami. Même mort, ce chaman avait réussi à capter son esprit.

- Regardez comment je le respecte ce prestidigitateur d’un autre temps, hurla Benjamin grimpant sur l’autel. Je vais danser pour essayer de le réveiller.

Benjamin se mit à tourner sur lui-même de plus en plus vite défiant volontairement toutes les lois de la gravité. Excédée par les enfantillages de son petit ami, Marie se retourna et planta un regard noir et perçant sur son petit ami. Ses yeux n’avaient jamais été si noirs. Elle se sentit submergée par une vague de haine et arma son regard d’un désir de faire mal. Tout à coup, sans raison apparente, Benjamin glissa et chuta lourdement sur le sol. Un craquement se fit entendre qui fit sortir Marie de sa léthargie. Vincent se précipita aux côtés de son frère et l’aida à se relever pendant que Marie se frottait les yeux. Tentant de s’appuyer sur sa cheville, Benjamin ne put y faire reposer le poids de son corps.

- Laisse-moi regarder, ordonna Vincent en se baissant.

Le moindre frottement de ses doigts sur la cheville de son frère déclenchait chez lui des hurlements. Reprenant difficilement ses esprits, Marie se dirigea vers l’autel et les deux frères.

- C’est grave, demanda-t-elle ?

- J’ai bien peur que ce ne soit cassé, repris Vincent.

- Mais non, s'énerva Benjamin. Je peux marcher sans problème.

Il lança sa jambe blessée vers l’avant mais elle fut incapable de retenir le poids de son corps et celui-ci s'effondra en une masse vivante et dépendante.

- Comment allons-nous faire pour rentrer maintenant, cria Marie vers Benjamin ! Pourquoi faut-il toujours que tu fasses le malin ? C’est si dur que ça de respecter un peu les autres ? De prendre en considération le fait que le monde n’existe pas que pour toi ? Il faudra qu’un jour tu comprennes que la terre tournerait aussi bien si tu n’étais pas là ! Il y a des moments où je te déteste !

Les mots étaient lâchés. Benjamin ne reconnut pas sa petite amie. L’oreille de Vincent ne resta pas sourde à cet appel à plus de lucidité, de maturité et de respect. Mobilisant ses esprits, il relança la conversation avec un ton d’apaisement.

- Ce n’est pas le moment de nous battre. Il faut au contraire se mobiliser pour rentrer au plus vite au chalet des Gautiers. Benjamin, tu vas te tenir à mon épaule et nous allons redescendre comme ça.

- Il y a plus de deux heures de marche, répliqua Marie. Nous n’y arriverons jamais !

- Ce qui est sûr c’est que le pessimisme ne nous aidera pas ! Reste là si tu veux, nous on y va.

Vincent aida son frère à se remettre debout et plaça son bras autour de ses hanches tandis que lui prenait appui sur son épaule. Ils commencèrent à avancer vers la sortie de la grotte. Marie ne bougeait pas. Elle les regardait s’éloigner ruminant la colère déclenchée par  l'irrespect dont avait fait preuve Benjamin. Les corps des jumeaux s’éloignant libérèrent dans son cerveau une contradiction. Elle ne comprenait plus d’où était venue cette colère et pourquoi elle ne voulait pas aider l’homme qu’elle aimait. Hochant la tête comme pour remettre ses idées en place, elle se mit à courir pour rejoindre les jumeaux qui étaient sur le point d’atteindre la sortie de la grotte.

- Attendez-moi, hurla-t-elle en pleine course !

Mais Benjamin et Vincent s’étaient déjà arrêtés. Devant eux se tenait un spectacle improbable. La neige s’était mise à tomber en gros flocons. Le vent soufflait comme en plein hiver. Déjà les plantes sur le sol disparaissaient sous le blanc humide et dense. Le vent  s’engouffrait dans la grotte. Marie vint se positionner devant les jumeaux et n’en crut pas ses yeux. Il y a quelques minutes, l’été battait son plein !

- Comment cela est-il possible, soupira Marie ?…

Elle fit un pas en arrière pour se blottir dans le bras libre de Benjamin. Celui-ci l’enveloppa de toute l’affection dont il était capable.

Désemparés, trois adolescents regardaient devant eux une vallée estivale se remplissant d’une neige abondante. Le froid était intense et commençait à brûler les extrémités de chaque membre.

- Il faut retourner dans le fond de la grotte pour se protéger du froid, lâcha Vincent sans conviction.

Aucun d’eux n’avait d’équipement d’hiver. Chacun était en short et t-shirt. Un demi-litre d’eau pour toute provision. Le seul réconfort fut offert par Benjamin lorsqu’il sortit un briquet de sa poche. Toujours du mauvais côté de la barrière, son vice de la cigarette était, dans cette situation, un atout. Ils rassemblèrent tout ce qui paraissait combustible dans le foyer présent au fond de la grotte. Quelques coups de briquet mirent rapidement le feu à un tas de feuilles et de plantes desséchées par les années. Une vaste fumée envahit l’espace. Tous trois se mirent à tousser mais, face à l’offensive du froid, fermèrent les yeux et restèrent proche de cette chaleur à l’odeur mystique. Les esprits se sentirent réconfortés. Comme enveloppés dans un nuage de coton. Les parois de la grotte s’écartèrent pour laisser place à mille couleurs plus enchanteresses les unes que les autres. Le soleil était maintenant sous leurs pieds. Ils flottaient dans un univers où le froid n’avait plus lieu d’être, où les peines et les souffrances étaient trop lourdes pour s’élever jusqu’à leurs cœurs.

 

A SUIVRE...

 

 

 



14/03/2014
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