LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

Howahkan (acte 1, part 1)

 

L'aventure du col des chamans continue...

 

 

Le cerveau de Glen était paralysé par la terreur. Ses jambes ne répondaient qu’au besoin vital de fuir le massacre. Son cœur avait perdu toute régularité et vibrait d’une succession de soubresauts dignes d’un animal mourant cherchant à échapper à la volonté de son chasseur. Les pas s'enchaînaient sans aucun sens. Souvent il trébuchait et se cognait le torse et la tête contre le sol caillouteux. Ses bras n’avaient plus le réflexe de se déployer en avant pour le protéger. Ces échecs répétés et douloureux ne faisaient qu’accentuer son abrutissement. Ignorant la douleur, ses jambes reprenaient leur course. Glen pouvait être suivi à la trace. Son sang décorait à intervalles réguliers le chemin fuyant le col des Chamans.

L’air commença à se faire rare dans les poumons de Glen. Son corps ne put bientôt plus suivre la folie de sa volonté. Mètre après mètre, il s'asphyxiait. Sa tête se mit à tourner faisant osciller les montagnes dans ses yeux. D’un coup, ses jambes le laissèrent tomber sur le sol sans qu’aucun obstacle n’ait facilité la chute. Un ultime effort le fit se relever pour s’écraser une nouvelle fois quelques mètres plus loin. Le visage rouge de l’homme à bout de forces, submergé par la peur, laissa place à une figure glacée par la surprise lorsque la machine cardiaque s’arrêta net, immobilisant toute la mécanique humaine. Glen s’écroula. Le souffle coupé. Le cœur à l’arrêt. Sa conscience se résigna en quelques secondes et sut apprécier la mort comme une libération.

En cette journée estivale, Glen venait de mourir sur le chemin du col des Chamans. A quelques mètres de lui, en contrebas, le corps de Marie était toujours étendu sur le sol. Nu. Les extrémités de ses membres arborant un bleu glacial. La puanteur d’un corps en décomposition se répandait dans l’atmosphère d’habitude si saine de la nature montagneuse. Vincent et Benjamin étaient unis pour la vie dans une grotte maudite. Marty séchait au soleil de printemps, assassiné par le secouriste qu’il était censé former... un ami.

Mais l’esprit du dernier des chamans n’était pas satisfait. Tout le village devait souffrir. Cinq morts ne suffisaient pas à étancher sa soif de vengeance. Il était chaman ! Le dernier. Tous ses semblables avaient péri dans d'atroces souffrances à cause de la peur irrationnelle d’un pouvoir méconnu. Il en était persuadé. Jamais un chaman n’aurait pu vouloir la destruction du village de la vallée par simple orgueil ou désir de pouvoir. La maladie qui avait décimé la majeure partie de la population n’était qu’un phénomène naturel malheureux. Les chamans avaient été de parfaits boucs émissaires. La vengeance devait se poursuivre sans limite. Une fois chacun des chamans vengés, il s’occuperait de faire cesser les larmes de sa mère. Cette femme avait vu fuir son fils face à des hordes d’humains trop bêtes pour comprendre qu’un enfant n’est pas responsable des actes de son père. Il entendait constamment les larmes maternelles couler sur les parois de son esprit en colère. La tolérance n’avait jamais eu cours dans cette vallée. Ces montagnes avaient encore la pensée archaïque de l’animal fier d’avoir dompté un outil capable d’ouvrir efficacement la boite crânienne d’un semblable. La différence faisait peur. La bêtise, le manque d’intelligence et de curiosité avaient conduit des dizaines d’hommes à la mort. Le bourreau aiguisant son tranchant n’était souvent qu’une brute épaisse sans aucune capacité d’introspection ou de remise en question. Il est plus facile et rapide d’éliminer les différences plutôt que des les intégrer au point d’en faire des atouts.

 

Il faut que cet homme bouge. Je ne veux pas disparaître à nouveau et refaire tout ce parcours dans les limbes du monde des morts. Je dois simuler son cœur. Ses poumons doivent être remplacés par ma pensée. Ses jambes doivent me porter vers le village. Vers cet endroit où je pourrais errer sans aucune limite, à la recherche de la vengeance parfaite. A la recherche d’une mort parfaite ! La victime idéale. Le lieu, le moment. Et la méthode. Il faut faire souffrir mais sans sadisme. Il faut faire jaillir les cris mais sans que cette musique ne sonne comme une symphonie. Le sang doit toujours être repoussant même si son odeur et sa chaleur rassurent dans les méandres d’un village peuplé de peureux ignares, de meurtriers ! La clarté doit s’effacer. Elle m’affaiblit. Je compte sur la nuit pour qu’elle m’offre la force dont j’ai bénéficiée dans cette caverne maudite.

 

Le soleil commençait à s’enfoncer derrière les montagnes. Le corps de Glen était étendu sur le sol depuis de nombreuses heures lorsque les phalanges de sa main droite firent mine d’attraper le dernier souffle de chaleur s’échappant de sa peau vers l’air ambiant. Les doigts retombèrent presque aussitôt. Un soubresaut. Un restant d’électricité dans un amas de chairs déjà pourrissantes. Puis tous les doigts se resserrèrent et un poing frappa le sol plusieurs fois de suite sans aucune retenue. Cherchant un soutien, les doigts fouillèrent jusqu’à attraper un rocher. Tout le bras se contracta pour approcher le corps de Glen de cet appui naturel. Le bras gauche fut alors jeté. Comme une poupée désarticulée qu’un marionnettiste amateur tentait d’animer avec vitalité, le corps du sauveteur se retrouva à genoux. Puis, dans un ultime effort, se hissa sur ses deux jambes. La tête toujours pendante. Les yeux ouverts sur des pupilles fixes. Le corps froid et blanc de Glen se tenait debout. Ses poumons ne fonctionnaient pas. Son cœur était à l’arrêt. Ses pieds gonflèrent du sang qui, par force de gravité, tomba dans le fond de ce sac d’homme. La masse se pencha en avant, sembla tomber avant qu’un pied ne s’avança pour contrer la chute. Puis les mouvements s'enchaînèrent imitant la marche. La nature alentour ne pouvait rester indifférente face à cette créature déambulant sans aucune gêne, défiant la multitude des règles complexes qui, depuis l'apparition de la vie, régissaient l’ordre des choses.

Glen était mort, mais son corps se tenait debout. Il avançait.

Le ciel sans nuage offrait à toute la faune nocturne le loisir d’observer cette victoire de l’esprit sur la vie.

Le refuge des Gautiers en vue, le corps de Glen s’écarta du chemin et passa entre la lune et le bâtiment. Les propriétaires sauvèrent leurs raisons, protégés par le sommeil. Le patou gardant le territoire sentit une présence et leva la tête. Il grogna voyant au loin cet homme traverser ses terres sans aucune discrétion. Se dirigeant vers l’intrus, ses pattes le laissèrent choir tel un lapin fauché en pleine course par un tir de chasseur. Gémissant de détresse, il retourna en reculant vers le refuge des Gautiers et se cacha dans l’endroit le plus noir et difficile d’accès qu’il trouva.

Sans aucune inquiétude, le corps de Glen continua sa descente vers le village. Plus les heures passaient, plus les mouvements étaient sûrs. Au milieu de la nuit, le menton réussit à se redresser. Marchant tête haute, l’esprit du dernier des chamans venait de franchir une nouvelle étape dans sa maîtrise spirituelle des éléments physiques. Il ordonna à ce corps et à sa main droite de se baisser pour saisir une pierre pointue. D’un coup sec, il la planta dans l’œil droit du corps de Glen. Il ne résista pas et éclata comme un œuf. L’œil gauche subit le même sort. La lumière captée par ces deux récepteurs d’onde n’avait aucune utilité pour un esprit omnipotent. La peur que pouvait insuffler un homme debout avec des trous noirs à la place des yeux était beaucoup plus utile.

L’esprit du dernier des chamans fouilla la mémoire de Glen. Son savoir, ses souvenirs de vacances, ses connaissances en anatomie et en secourisme… plus rien ne pouvait échapper à la curiosité du nouvel habitant de ce corps. Il se nourrit de cette multitude d’informations concernant un monde qu’il avait quitté il y a cent ans et découvrit alors l’existence des empreintes digitales et de l’identification dentaire. Jugeant bon d’entretenir le doute le plus longtemps possible et tenant toujours le caillou pointu souillé de liquide oculaire, la main droite martela la face du corps de Glen. Le nez disparu dans la boite crânienne. Des dents tombèrent quand d’autres s’enfoncèrent dans la mâchoire. La mandibule inférieure fut sortie de son logement et retenue de tomber sur le sol par la peau du crâne qui se tendit. La tête du corps de Glen était méconnaissable. Les yeux vides. Une mâchoire pendante aux dents absentes. Un nez disparut dans la face. L’esprit du dernier des chamans termina son déguisement par des coups répétés sur le bout de chacun des doigts de la marionnette. Elle n’était maintenant plus qu’un moyen de locomotion. La peau commença à se déchiqueter et quelques coups secs déchirèrent définitivement ce qui retenait la dernière phalange de chaque doigt. Le muscle et les tendons à vif ne pouvaient plus laisser la moindre trace identifiable. Le corps de Glen était devenu un outil pourrissant sur pied à la face défoncée et aux doigts mutilés. Cette masse difforme descendait inexorablement vers le village où habitaient les héritiers des tortionnaires qui avaient réduit sa fratrie en cendres.

Le corps de Glen ne fut pas capable de produire un sourire à la vue du village endormi. L’esprit du dernier des chamans arrêta sa machine pour admirer ces habitations peuplées d’humains proches d’une mort certaine. Un léger souffle de vent frais fit bouger les doigts de la marionnette. La lumière du soleil venait de toucher la cime des sommets opposés. La descente du col des chamans avait pris du temps. La vengeance avait besoin de la force et de la discrétion de la nuit. Elle devrait attendre une journée de plus. Après un siècle de patience, une journée supplémentaire caché dans la roche n’était rien.

Le corps de Glen se retira dans une anfractuosité de la montagne. Recroquevillé sur lui-même. L’esprit du dernier des chamans attendait que la nuit projette une nouvelle fois son voile sur les âmes des mortels.

 

A suivre...

 

 

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31/03/2014
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