Devil inside
Même dans sa manière de s’évader, Martin est conventionnel. Après une journée au service du capitalisme, il s’assoit devant sa table à dessin et contemple la feuille blanche devant lui. Ses doigts se serrent autour d’un feutre noir qui roule de phalange en phalange avec dextérité. Il ferme les yeux et offre une totale liberté à son imagination. Des chevaliers chevauchant des dragons ? Des paysans en pleine rébellion à la poursuite des riches propriétaires ? Un jeune garçon investi d’un pouvoir surnaturel qui le forcerait à combattre le mal coupable de l'enlèvement de sa princesse ? L’esprit de Martin vogue d’histoires en images. Il se lance à corps perdu dans des schémas tous plus fantastiques les uns que les autres. Il croise ses histoires… pourquoi le jeune garçon ne pourrait-il pas chevaucher un dragon ? Pourquoi la princesse ne se rebellerait-elle pas contre le méchant propriétaire au lieu d’attendre qu’un courageux mâle mette sa vie en péril pour la sauver ? Et si les méchants étaient vainqueurs ? Pourquoi ne pourraient-ils pas gagner de temps en temps ? Comment pérenniser leurs places dans l’imaginaire s’ils ne rencontrent jamais leurs bien-aimés ? N’auraient-ils droit qu’à la génération spontanée ? L’amour doit-il se limiter à ceux qui sont bons ?...
Martin ouvre les yeux de temps en temps. Il regarde sa feuille blanche et soupire. Les idées lui viennent à un rythme déchaîné qu’il ne sait pas contrôler. Elles lui envahissent le cerveau mais ne durent pas. Quelques secondes pour la première, puis une deuxième idée vient se superposer. Les deux fusionnent, quelques détails disparaissent et les pires incongruités se marient. Le fil de l’histoire disparaît, les personnages deviennent chimères sans identité, le mal se fond au bien… le manichéisme perd pied. Il devient impossible au milieu de tant de fouillis de délimiter des camps. Retrouver les héros devient une tâche impossible. L’ennemi n’existe plus, il a aussi droit à l’amour et à la liberté. Quelle drôle d’idée ! Le mal pourrait avoir des sentiments positifs ?
Martin sent ses doigts s’animer. Sa main s’approche du papier, le feutre se pose sur le grain et s’immobilise. Le dessinateur repasse le fil de l’histoire dans sa tête pour capter un maximum de détails… une scène surréaliste où le mal surprend le bien grâce à une explosion de sentiments. Le bien a eu tort. Il s’est trompé…
Le mal n’est pas mauvais ! Il ne l’est qu’à cause d’une interprétation… l’interprétation de cette incarnation du bien qui ne croit qu’en sa vérité ! Martin mélange rapidement ses deux entités pour créer la créature la plus bizarre que son imagination ait pu concevoir. Un animal si spécial qu’il a du mal à retenir sa forme dans son esprit. Il faudrait donner un nom à cette bête tiraillée entre le bien et le mal… il faudrait la baptiser pour lui donner une âme. Après avoir fait couler une boue fumante chargée de préjugés sur un crâne déjà bourré de certitudes, un seul et unique nom s’affiche dans l’imaginaire de Martin.
“Je vais appeler cette créature… l’AUM.”
Il se souvient avec nostalgie du temps où il connaissait la signification de tous les phonèmes sanskrit... A comme la naissance, U comme la vie, M comme la mort… car oui, cette créature si sûre d’elle est pire que faillible, elle est mortelle ! Elle a bien tous les défauts ! Elle est juste assez intelligente pour s’habituer aux pires atrocités. Elle est juste assez bête pour suivre sans broncher un troupeau avançant lentement vers la falaise.
“L’AUM…”.
Martin est fier. Il a créé au fond de son cerveau la pire des créatures. Aucun auteur ni aucun dessinateur n’en a créée de plus maléfique et perfide.
Comme tous les soirs, Martin repose son feutre et laisse sa feuille... blanche. Il sait faire des économies de papier, et occuper ses soirées à faible coût.
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