LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

D'un fou à l'autre (8/13)

 

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              Hal Hogan était furieux. La fatigue, la mort, le mensonge, la violence… son meilleur ami et coéquipier qui jouait avec ses nerfs !

            Simon Laye savait. Sa femme Hélène aussi. Hal venait de se prendre une vérité de face qui bousculait ses derniers repères.

            Et Simon ne voulait pas parler. Pas tant qu’il n’aurait pas Hélène à ses côtés. Pas tant que Hal ne serait pas calmé et disposé à diriger son cerveau vers une démarche compréhensive. Impossible de brusquer un esprit déjà usé par des journées traumatisantes. Il faisait le beau, toujours debout malgré la mort de ses proches, mais comme l’ordinateur le plus puissant du monde est dépendant d’une source d’électricité, il ne manquait plus grand chose à Hal pour qu’il ne lâche prise.

            Et Simon ne voulait pas que cela arrive à l’extérieur, sur la voie publique. Ou dans sa propre voiture, alors qu’il conduirait au milieu d’innocents préoccupés par leur travail ou les impôts. Il fallait un nid douillet pour récolter un oiseau déchiré en plein vol par la réalité humaine… froide de son caractère implacable, brûlante de sa volonté de destruction.

          Hal n’en pouvait plus. Tellement qu’il avait coupé la musique dans la voiture de Simon. Hal le mélomane, le passionné de tout ce qui amène les entrailles à résonner en rythme, avait choisi de parcourir le chemin jusqu'à la vérité dans le silence… dans le bruit d’un moteur mû, comme lui depuis quelques heures, par des explosions.

 

            Hélène était là. Elle attendait sur le pas de la porte. Simon l’avait prévenue d’un sms simple, le symbole même de la communication moderne : un contenu sans tonalité, sans rythme, un robot qui délivre rapidement son message en sacrifiant son humanité…

            “Hal sait que San n’est pas son fils. On arrive…”

            Comment avait réagi Hélène à la suite de cette annonce ? Quelques minutes après, il allait falloir expliquer à un père pourquoi sa femme lui avait fait élever un enfant qui n’était pas le sien. Comment démarrer la conversation ?

Le sms est dangereux… elle aurait pu ne pas le lire et découvrir sa tâche une fois en face du triste père à la recherche de vérité.

- Bonjour Hal, dit Hélène pour accueillir son ami devant sa porte.

- Hélène ! Je veux connaitre la vérité, immédiatement !

            Simon était juste derrière. Il dépassa, ouvrit la porte de la maison, y entra, et invita son coéquipier à faire les quelques pas manquants pour arriver dans le salon des vérités.

            Sans poser de questions, Hélène ramena à table trois verres, un bol avec des glaçons et une bouteille de whisky. Chacun fut servi à large dose.

            La tension monta d’un cran quand un glaçon se déplaça avec fracas et qu’il vint percuter le bord du verre de Hal. Un bloc de glace synthétique ne pouvait être entendu alors que tant de phrases étaient construites dans le cerveau de Hélène et de Simon… des phrases qui ne demandaient qu’une seule chose : éclairer la lanterne de Hal, lui apporter un réconfort peut-être… au moins faire cesser ces dizaines d'interrogations qui s’entrechoquaient sous son crâne, autant d’hypothèses farfelues, inutiles, tellement de brouillons d’horreur qu’il fallait maintenant déchirer.

            Hélène commença :

- Létitia ne savait pas que San n’était pas de toi.

            Hal baissa la tête, se saisit de son verre et descendit une belle gorgée de whisky sans que la force du liquide ne le fasse réagir. Il garda le verre à la main et répondit :

- Tu vas me faire croire qu’elle n’était pas au courant qu’elle avait couché avec un autre homme ?

- Ce n’est pas ça que j’ai dit… reprit Hélène. Elle avait l’espoir que San soit ton fils.

            Hal prit une seconde gorgée et haussa le ton :

- Je veux la vérité, tout de suite. Je veux les détails ! Tout le monde est au courant sauf moi ? Vous êtes mes amis ? Alors livrez-moi la vérité sans que j’ai besoin de vous faire cracher chaque mot !

            Simon regarda sa femme et hocha la tête en signe d’approbation.

- Et vite ! hurla Hal hors de lui. Vite ! S’il vous plaît !

            Il bascula en arrière. Le canapé l’accueillit sans réagir. Hal lâcha son verre pour précipiter ses paumes entre ses larmes et le regard de ses amis.

            Hélène s’approcha, lui prit la main. Simon tourna le dos et regarda à travers une fenêtre pendant que sa femme offrait l’horrible vérité à son ami d’équipier.

- Hal, Létitia s’est fait violer.

            Hal leva les yeux, il réclamait la suite.

- C’était neuf mois avant la naissance de San. Elle a croisé les doigts, elle a prié…

- Elle ne croyait pas en dieu ! objecta Hal.

- Elle était prête à tout pour que son enfant ne soit pas le fruit de son viol. Dieu ou pas, tout ce qui pouvait être tenté devait être tenté. San pouvait très bien être de toi, comme il pouvait être de son violeur. Quand elle s’est rendue compte de son état, il était déjà trop tard pour avorter, alors à quoi bon faire un test de paternité pour savoir. L’enfant allait arriver… elle s’est persuadée qu’il était de toi.

            Hal ne bougeait plus. Le regard perdu entre la table basse, le dos de son coéquipier, la tapisserie unie et un tapis immonde. Rien ne le faisait réagir. Hélène venait de débrancher la prise. Le cerveau de Hal continuait sur sa lancée, en roue libre jusqu’à ce que le manque de vitesse ne le fasse tomber, définitivement. Le hasard de ses mouvements oculaires le fit tomber sur le visage d’Hélène. Fixement, elle lui envoyait un flot immense de compassion.

- Pourquoi n’a-t-elle rien dit ? marmonna Hal.

- Elle a mis cinq mois pour m’en parler, répondit Hélène. Quatre mois pour comprendre sa situation et un mois pour accepter de livrer sa souffrance.

- On aurait… on aurait pu empêcher tout ça… on aurait pu être sûrs… faire des choix… on aurait…

- Il était déjà trop tard, le coupa Hélène. L’enfant allait être là. Elle a préféré ne rien dire. Tu aurais pu ne jamais te rendre compte que San n’était pas ton fils.

            Hal se saisit de la bouteille de whisky et en but une bonne rasade au goulot. Puis une seconde. Il s'essuya la bouche sur le revers de sa manche et balbutia :

- Mais San n’est pas mon fils, il est le produit d’un viol…

- Tu aimais San avant de savoir la vérité ?

- Oui…

- Et maintenant tu ne l’aimes plus ?

- San va mourir. Je pourrais profiter de cette vérité pour cesser de l’aimer et moins souffrir lorsqu’il partira…

            Simon se retourna et d’un pas vif vint s’asseoir sur le canapé, près de son ami. Hal se trouvait encerclé par un duo de bienveillance.

- Si San doit mourir, c’est le moment de l’aimer, ordonna sèchement Simon. Létitia l’a aimé le plus qu’elle a pu. Cet enfant est le fruit de la violence, et elle a choisi de le faire vivre et de le rendre heureux malgré le drame de sa conception. Il faut que tu respectes cette volonté. Quoi que tu penses, quoi que la biologie ou la loi dise, San a besoin d’un père. Tu es le seul qui puisse assumer ce rôle… tu le connais plus que n’importe qui d’autre… tu es le père qu’il connait…

            Hal prit une nouvelle gorgée de whisky et continua la discussion sans s’essuyer la bouche :

- Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ?

- Elle avait honte. Elle avait peur de ta réaction. Elle refusait que cet homme qui avait détruit son corps et ses pensées ne détruise aussi son couple et sa famille. Elle se sentait coupable et voulait assumer seule…

- Pourquoi tu es au courant, toi ? demanda-t-il à Hélène.

- Elle n’a pas pu me le cacher. J’avais remarqué qu’elle n’allait pas bien depuis plusieurs semaines. Et quand elle a enfin admis qu’elle était enceinte, elle n’a plus pu porter ce secret seule. Elle m’a tout dit.

- Et tu ne lui as pas conseillé de m’en parler ?

- Je lui ai conseillé de faire ce que son cœur lui dictait. C’est ce qu’elle a fait. Et jusqu’à ce terrible accident, tout s’était passé comme elle l’avait voulu. Son fils était là, entouré d’amour, avec un père dévoué et protecteur.

            Hal se leva et fit le tour de la pièce. Il alluma une cigarette sans demander la permission. Il était habituellement interdit de fumer chez les Laye. Simon se leva lui aussi, sortit un cendrier qu’il posa sur la table basse. Il alluma lui aussi une cigarette.

            La fumée, la nicotine qui monte à la tête, le whisky qui détend les mâchoires, les poisons du tabac et de l’alcool à l'affût d’un poumon à cancériser, d’une gorge à obstruer, d’un foie à détruire… le silence qui entoure les grands moments de vérité comme il protège les enterrements de tout signe de vie… Hal fit plusieurs fois le tour du salon. Il levait la tête de temps en temps vers Hélène et Simon. Son regard était vide. Pas de jugements, pas de réprobations, aucun besoin n’apparaissait. Il était là, vivant, à la recherche d’une clé pour ouvrir les pensées des morts…

- On sait qui l’a violée ? reprit-il sans prévenir.

            Son regard était dirigé vers Simon.

- Elle n’a jamais donné aucun détail. Aucun lieu, aucune date…

- Donc le père de mon fils est toujours en liberté…

            Hélène se leva d’un bond et d’un geste puissant gifla Hal sans qu’il ne se défende, ni réagisse après coup. Elle cria :

- Je t’interdis de dire des choses pareilles ! San est le fils de Létitia ! San est le petit frère de Lia ! San est ton fils !

            Hélène pleurait. Simon se leva pour la prendre dans ses bras. Hal se dirigea vers la table basse, écrasa sa cigarette dans le cendrier et but plusieurs gorgées de whisky. Il ralluma une cigarette.

- Simon, tu ne sais vraiment rien sur la pourriture qui a violé Létitia ?

- Rien du tout. Elle n’a jamais voulu en parler. Elle ne voulait qu’une chose : oublier et reprendre une vie normale. Il faut que tu saches qu’elle ne m’a jamais parlé directement de cette histoire. Elle a tout dit à Hélène, qui n’a pas pu affronter ça seule… elle a eu besoin de se confier.

- Je comprends, reprit Hal. Je comprends. Et… certains comportements, certaines situations s’expliquent mieux maintenant. Le comportement de Létitia avait changé pendant sa grossesse, j’avais mis ça sur le compte des hormones…

            Hélène sortit des bras de son mari :

- Elle t’aimait. Hal, Létitia t’aimait plus que tout. C’est pour préserver votre bonheur qu’elle a supporté seule cette épreuve. Maintenant, le fardeau est sur tes épaules. Il faut  que tu continues la route qu’elle avait choisie. Tu ne peux pas laisser San tout seul C’est un bébé qui n’a rien demandé à personne…

- Tu as raison, San est le fils de Létitia… c’est donc mon fils !

            Hélène sourit de cette prise de conscience.

- Mais si personne ne le sauve rapidement, il va mourir… comme sont morts sa mère et sa grande sœur…

- Le médecin l’a inscrit sur la liste d’urgence des patients en attente de greffe ? demanda Simon.

- Je pense que oui, il a dû faire son boulot, répliqua Hal.

            Il fit quelques pas dans la pièce. Ecrasa sa cigarette pour en prendre une nouvelle. Il regarda par chaque fenêtre avec l’espoir d’y voir une question nécessitant une réponse qui pourrait orienter l’occupation des heures à venir… des jours et des années qu’il allait falloir combler d’un manque cruel. Hal réalisait que sa femme était morte. Que sa fille était partie en même temps. Que son fils était dans le couloir de la mort. Le stress, l'impossibilité de faire une pause, sa négligence à écouter sa propre personne… son travail de deuil commençait maintenant.

- Je peux dormir ici ce soir ? demanda Hal.

- Tu ne préfères pas être auprès de San, à l'hôpital ? répliqua Simon.

- Non… il faut que je fasse le point. Que j’organise tout ce que vous venez de me dire… que je réalise tout ce qui m’est arrivé ces derniers jours. Je n’ai pas vécu depuis plusieurs dizaines d’heures, ce n’était pas moi… il faut que je sache où j’en suis. Il faut que je sois prêt à regarder San de face quand je vais le revoir…

- Tu peux rester là si tu veux, confirma Hélène. Je vais aller à l'hôpital pour savoir comment va San, et faire un point avec son médecin.

            Une fois sa femme sortie de la pièce, Simon se dirigea vers son coéquipier et lui tapa l’épaule :

- Il faut que tes idées soient claires. Je pense que l’on va arrêter l’alcool pour aujourd’hui.

            Hal se retourna. Les deux visages se trouvaient maintenant à quelques centimètres l’un de l’autre :

- Tu as raison, je vais me concentrer sur le tabac. Une dernière gorgée quand même.

            Hal se dirigea vers la table basse, se saisit de la bouteille de whisky et la plaça dans l’alignement de sa gorge. Le liquide coula, longtemps. Hal déglutissait lentement, comme apaisé par la lourdeur et la force de l’alcool fort. Les yeux fermés, il semblait loin… comme un bateau sans amarre perdu au fond d’une… bouteille.

            Il reposa le flacon sur la table basse. Déstabilisé par sa dernière action, sa main resta en partie accrochée au verre quand il voulut la récupérer. La bouteille chancela et tomba sur le sol. Rien ne se renversa, la bouteille était vide. Sans un bruit, elle s’immobilisa sur le tapis sans goût du salon. Hal fit plus de bruit lorsqu’il bascula dans le canapé, les yeux toujours fermés, avec le souffle lourd du croque-mort qui doit creuser les tombes des membres de sa propre famille.

            Simon s’approcha. Vérifia que Hal était endormi, sans problème cardiaque ni respiratoire, et souleva ses jambes pour que toute sa masse soit absorbée par le canapé.

            Hal dormait. Des heures de sommeil en retard… des deuils à commencer… un viol et un fils à assumer… C’est un cerveau perturbé qui devait organiser ses prochaines actions pour ne pas sombrer dans une folie qui lui tendait les doigts… il devait maintenant fuir celle de sa désinvolte insouciance.

 

A suivre...

 

 



03/10/2015
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