LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

D'un fou à l'autre (1/13)

 

 

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            La voix de Robert Plant et la guitare de Jimmy Page diffusaient dans l’habitacle de la voiture familiale un vieux blues arrangé à la sauce rock des années 70. Il était presque minuit, Hal Hogan se laissait porter par la force fine de cette musique tandis que Létitia conduisait prudemment sur les petites routes qui ramenaient toute la famille vers son antre.

            A l’arrière de la voiture dormaient Lia, 4 ans, et San qui n’avait que quelques mois.

            La soirée avait été arrosée.

            Simon et Hélène Laye ne s’étaient refusés aucun plaisir pour accueillir leur couple d’amis. L’après-midi festive avait commencé vers 16h, après la sieste des enfants, par un goûter au houblon, et s’était prolongée jusqu’au troisième digestif.

            Depuis la naissance de leur deuxième enfant, les occasions de sortir pour Hal et Létitia Hogan étaient rares. La proposition d’après-midi festif de Simon Laye, le collègue et ami de Hal, avait été acceptée sans discussions.

Les deux femmes avaient fait connaissance par la force des choses lorsque leurs maris avaient commencé à travailler ensemble, et étaient devenues de bonnes amies grâce à l'énorme poids commun de la maternité.

            L’alcool faisait partie de la distraction. Hal et Simon en profitaient à chaque occasion, ils invoquaient le peu de sorties offertes au couple pour pouvoir se lâcher et abuser… avec toujours le besoin de garder propre leur dignité d’inspecteur de police. Ces après-midi festifs étaient aussi l’opportunité d’allumer quelques cigarettes. Hal et Simon avaient arrêté de fumer mais ne pouvaient renoncer totalement au plaisir mortel de noyer leurs poumons dans un nuage toxique après avoir absorbé quelques verres d’alcool. Chacun connaissait les conséquences… le réveil du lendemain serait lourd pour le crâne, pâteux pour la bouche, les cordes vocales seraient engluées dans un goudron puissant et les gorges en recherche constante d’une évacuation efficace des poisons tapis sur leurs parois.

            Mais le plaisir était à prendre sur le moment. Hal Hogan et Simon Laye était heureux de cette débauche, Létitia et Hélène échangeaient sur leurs plaisirs de mère et leurs problèmes de 80% pendant que les enfants des couples profitaient de ce moment pour ne plus écouter les adultes et se défouler jusqu’aux larmes d’un des participants, rapidement suivies d’un nouveau moment de défoulement.

 

            La voiture avançait calmement sur de petites routes. San et Lia s’étaient rapidement endormis à l’arrière du véhicule. Hal avait les yeux fermés mais ne dormait pas. Hélène refusait qu’il s’assoupisse lors des retours de soirée. Il choisissait de boire, il choisissait la musique, il fallait maintenant qu’il soutienne sa femme le temps de la route du retour.

Des cheveux longs, des torses nus et un public de folie dansaient sur les rythmes de Led Zeppelin. Hal tapaient du doigt, sans bruit pour ne pas déranger la concentration de la conductrice.

            Au milieu du solo de Dazed and Confused, lorsque la guitare se lance dans un enchaînement de notes choisies entre le blues noir et le rock dur et drogué, la musique disparut d’un coup, enfouie sous les cris de Létitia. Hal tourna la tête et vit une paire de phares foncer sur eux par la gauche. L’harmonie légendaire de Led Zeppelin fut remplacée par des bruits de tôles qui se froissent, des vitres qui se brisent. Hal sentit ses bras taper toutes les parois de la voiture. La tête en bas, puis en haut… son cou amortissait comme il pouvait les chocs. Sa tête heurta violemment la portière plusieurs fois.

            La perte de contrôle de son corps et de son environnement sembla durer de longues minutes. Plus fort que tout... le bruit d’une voiture qui se déchire, d’une boîte de conserve qui se referme sur des corps. Plus puissant que la douleur… l’incertitude de la situation... le silence de sa femme et de ses enfants.

            Puis la carcasse s’immobilisa. Hal Hogan força ses yeux à s’ouvrir, son cou à tourner, sa tête à reprendre ses esprits. Il ne comprit pas. Plus un bruit autour de lui. Il força sa gorge à prononcer quelques mots :

- Létitia ?... Lia ?... San ?...

            Personne ne répondit. Le silence était… mortel.

            Dans le noir, ses yeux ne distinguaient que quelques volutes de fumée à la recherche d’une seconde vie hors du capot de la voiture familiale. Les feux du véhicule étaient éteints.

            L’épaule droite d’Hal Hogan était contre la portière passager. Il comprit que la voiture était couchée sur le flanc. Son cou lui faisait mal, il n’arrivait pas à le tourner suffisamment pour faire apparaître sa femme dans son champ de vision, encore moins ses enfants. Dans un soupir de douleur, il relâcha ses efforts et sa tête cogna contre la portière. Son esprit chancela, il faillit perdre connaissance.

            L’image de San, ce petit garçon de quelques mois ficelé dans un siège auto le percuta de front. Il ouvrit les yeux d’un mouvement vif et se surprit à bouger le bras gauche alors qu’il n’avait rien décidé. Sa main plongea dans sa poche intérieure droite et attrapa son smart phone. Le choc n’avait heureusement pas fait fuir de sa poche l’objet de son salut.

            Sa main droite était coincée entre son corps et la portière. Impossible de s’en servir. Peu importe, Hal se concentra de plus belle et réussit à coincer l’appareil entre ses cuisses. Il l’alluma, appuya sur « appel d’urgence », et sa main retomba, fatigué de ces 2 actions banales. Il avait mal partout. Il dut mobiliser à nouveau toute sa volonté pour composer le 15 et valider son choix vital par l’icône verte.

            L’appel partit dans le réseau. Il se mobilisa une ultime fois pour forcer sur la touche haut parleur. Les bips se succédèrent… jusqu’à ce qu’une voix de femme décroche.

- Le 15, je vous écoute.

            Hal Hogan fut surpris par la rapidité et l’énergie développée par son interlocutrice. Son cerveau perdit le fil quelques instants… “qu’est-ce que je dois dire ?”.

- Allo ? Ici le 15, il y a quelqu’un ?

- Oui… répondit difficilement Hal. Oui, il y a quelqu’un.

- Parlez plus fort monsieur, je ne vous entends pas.

- Je suis là, essaya de crier Hal. J’ai eu un... accident de… voiture avec… ma famille…

- Il y a des blessés ?

            Les yeux de Hal se fermèrent. La tonicité de ses muscles fondit l’espace d’un instant. Toute sa masse s’écrasa de plus belle contre la portière du véhicule.

- Vous êtes là monsieur ? Vous êtes là ? Parlez-moi !

Hal ouvrit un œil et constata que son smart phone était toujours entre ses cuisses. Une femme lui posait des questions. Il essaya de tourner la tête, la douleur de sa situation lui revint en tête.

- J’ai eu un… accident de voiture…

- Oui monsieur, vous êtes blessé ?

- Oui, je… je… je ne peux plus bouger…

- Et il y a d’autres blessés ?

- Oui… je pense....

- Vous étiez seul dans la voiture ?

            Des images surgirent dans le crâne d’Hal Hogan. Il se revit attacher San dans son siège bébé, ceinturer Lia et choisir un cd dans la boîte à gants pendant que Létitia démarrait la voiture. Sur le perron, Simon et Hélène leur faisaient des signes amicaux et leur souhaitaient bonne route.

- Monsieur, vous êtes là ?

- Oui… il y a ma femme et mes enfants… dans la voiture…

- Comment vont-ils ? Monsieur, comment vont-ils ?

            Dans un nouvel effort, Hal essaya de tourner la tête mais son cou ne voulut toujours rien savoir.

- Monsieur ! Comment vont-ils ?

- Je… ne… sais pas. Je ne… les vois… pas.

- Ok monsieur, où êtes-vous ? Où avez-vous eu cet accident ?

- Entre chez mes amis et… chez moi…

- Où habitez-vous ?

            Hal essaya de faire marcher sa tête mais elle ne voulu rien savoir. Impossible de se rappeler sa ville de résidence.

- Monsieur ! Où habitez-vous ?

- Je ne sais… plus…

- Où habitent vos amis ?

- Je ne sais... plus…

            Perdu dans un immense gouffre, Hal avait l’impression d’entendre le souffle de sa femme à quelques centimètres de lui. Il se concentra et ressentit... ou imagina... une respiration. Sa famille était là, proche de lui. Personne ne parlait, personne ne criait ni ne pleurait. Rien ne semblait bouger à l’extérieur. Le néant entourait son véhicule alors qu’il aurait dû être cerné de pompiers à la recherche de la meilleure prise pour ouvrir cette boîte de conserve... alors qu’un hélicoptère devrait en ce moment survoler la zone, prêt à se poser pour charger des blessés à transférer d’urgence vers un hôpital.

            Mais rien… entouré de sa famille, Hal sentait la douleur lui parcourir le corps. Les souffrances de son esprits étaient infiniment plus dures… impossible de diriger les secours vers lui ! Derrière son smart phone, une femme qui d’un doigt pouvait déclencher des dizaines d’hommes… mais il ne savait pas où était sa famille, pourtant si proche de lui.

- Monsieur, vous êtes toujours là ?

- Oui, pour le… moment.

            Hal s’arracha de sa léthargie. Il refusait de mourir dans ces conditions. L’image de ses proches, si proches, blessés et inconscients, étaient une force qu’il se devait d’utiliser pour se réveiller. Il ouvrit les yeux et lança son cerveau à la recherche d’une solution.

- J’ai une… idée, reprit Hal à haute voix.

- Monsieur, il faut me dire où vous êtes ! Dites-moi où vous êtes !

- Je vais allumer le GPS du smart phone… et je vous donnerai mes coordonnées.

            Et un bip résonna.

Désagréable dans la vie quotidienne, il sonna comme un glas dans les oreilles d’Hal.

Son smart phone n’avait plus de batterie.

Ses yeux embrouillés ne parvenaient pas à discerner le pourcentage affiché en haut de son écran.

15% ou 5% ?

15% et il pourrait fournir un relevé GPS à son interlocutrice. Mais s’il n’avait plus que 5% de batterie, de sa vieille batterie qui ne tenait plus la charge, alors il fallait qu’il se dépêche.

            Il lança son doigt, déroula un menu et activa d’un geste vif la fonction GPS de son smart phone. Puis, sans être totalement sûr de ne pas couper la communication en cours, il appuya sur la fonction “Maps”.

            Mais rien ne s’afficha. Le cerveau de Hal fit un nouvel effort et comprit. Les données n’étaient pas activées. Un appui long sur le bouton latéral du smart phone était nécessaire. Il fallut plusieurs essais avant de réussir la manœuvre. Et enfin, ces fameuses données furent activées.

- Monsieur, vous êtes toujours là ?

- Oui… mon GPS est… en recherche...

- Allez-y monsieur, j’ai besoin de savoir où vous êtes pour pouvoir envoyer des secours.

            Une carte s’afficha sur l’écran du smart phone. Hal ne parvenait pas à voir les villes représentées. Un point d'interrogation s’affichait au milieu, signe que son GPS n’avait pas encore déterminé sa position. Inutile de faire un effort pour décrypter l’écran pour l’instant.

            Et Hal Hogan sombra une nouvelle fois. Plus aucune image, plus aucune sensation. Il se sentit bien. Libre de ce corps qui le faisait souffrir, de ses pensées fragiles. Il ne refusa pas ce moment de détente… mais rapidement une voix le harcela, le gronda, lui ordonna de revenir parmi les vivants… parmi ceux qui veulent continuer à vivre.

- Vous êtes là ? Monsieur ? Vous êtes là ?

- Oui… Hal reprit connaissance difficilement.

- Que dit votre GPS ?

            Hal ouvrit grands les yeux. Il regarda l’écran de son smart phone et y découvrit encore et toujours le fameux point d'interrogation.

- Il ne trouve… pas… sa position…

- J’ai besoin de votre position monsieur !

- Je… sais...

            Et le point d'interrogation disparut. Une flèche prit place et le fond de carte se déplaça. Hal reprit espoir. Sa main gauche se dirigea vers son sauveur, l’agrippa de ses doigts, un à un conscient de l’importance de la manœuvre, et l’approcha d’un regard impatient.

            L’image devint distincte face aux yeux de Hal, puis une musique détestable se fit entendre.

Quelques notes connues pour être la signature musicale de la marque de son smart phone. L’appareil s’éteignait. La batterie n’avait pas tenu.

 

            Hal Hogan ouvrit les doigts, relâcha son bras, son cou, et s’écroula une nouvelle fois contre la portière de sa voiture. Entouré de sa femme et de ses deux enfants... toute la famille respirait l’air vicié de la mort.

 

A suivre...

 

 



26/09/2015
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