D'un fou à l'autre (5/13)
Fatigué par une nuit blanche à scruter les allers et venues de deux petits braqueurs touchés par une violente folie, Hal Hogan roulait en direction de l'hôpital. Pour ne pas fermer les yeux et revivre la douleur et l’angoisse d’un nouvel accident de voiture, il chantait les tubes d’America, toujours avec ce doigt animé inconsciemment par le tempo.
Un médecin l’avait appelé. Hal avait oublié son nom. L’important n’est pas le messager quand la nouvelle est terrible. Son fils, San, l’enfant de sa femme volée, le petit frère de sa fille probablement assassinée… ce petit être encore innocent de la stupidité du monde n’allait pas bien.
- Il a besoin de vous…
- Qu’est-ce que je peux faire pour lui ? avait répondu Hal.
- Je vous expliquerai quand vous serez à son chevet…
Difficile de continuer la chasse et d’oublier l’appel au secours d’un fils… c’était la première fois que ce petit être réclamait. Toujours calme, même son biberon ne pouvait le déconcentrer d’une attention constante pour les éléments mobiles du monde. Réveillé dans son lit, il organisait lui-même l’agitation nécessaire à la stimulation de son cerveau en formation. Sans l’aide de personne, sans maîtrise de ses membres, dans un silence relatif, le chef d’orchestre écrivait l’œuvre qui le délectait instantanément.
Instinctivement, San Hogan avait été le plus libre des humains pendant quelques mois. Il était devenu dépendant par la volonté de petits cons inconscients de la portée de leurs actes.
San réclamait de l’aide, et son père accourait.
Hal Hogan ne prit pas le temps de garer correctement sa voiture. Il fonça à pieds sur le parking puis se précipita à la réception sans réfléchir à cet aspect primordial de toute relation entre humains qui ne se connaissent pas : son apparence physique.
Pas lavé depuis de nombreuses heures, mal rasé, usé d’une nuit blanche dans une vieille fourgonnette de la police, la réceptionniste eut un mouvement de recul lorsqu’elle posa les yeux sur cet animal salement habillé.
Le numéro de la chambre de San fut vite trouvé. La compassion réduisit la distance entre la civilisation et l’animalité. Le regard fourni avec les paroles “soins intensifs” aurait pu offrir du réconfort s’il n’avait pas été une mimique sortie d’un cours de théâtre, un jeu de scène pour accompagner et tenter de réduire la douleur des visiteurs du mouroir.
Des couloirs trop longs, des ascenseurs trop lents délaissés au profit d’escaliers facilement accélérables, Hal Hogan finit par trouver la chambre de son fils. L’enfant était seul au milieu d’une armure de plexiglas. Des tuyaux de tous les côtés. Des bips, des bruits de respiration artificielle. Il coupa son smart phone pour ne pas dérégler le rythme de cette symphonie morbide.
“Est-ce à cela que l’on sait qu’un malade est toujours vivant ? On dépense de l’énergie à maintenir ses fonctions vitales ? On écoute la technologie qui scrute et s’occupe sans faillir de chaque besoin du patient ?... qui n’a d’autre choix que d’attendre, même s’il s’ennuie, qu’il trouve le temps long... Pourquoi un adjectif positif est-il obligé de devenir noir lorsqu’il se transforme en nom ?...”
Hal Hogan resta une minute à contempler son fils, sans trop s’approcher par peur de contaminer de sa crasse l’antre blanc et aseptisé de ce petit être.
- Vous êtes le père ? demanda une voix à l’entrée de la chambre.
Hal se retourna et découvrit un homme immaculé, assez grand, loin d’être jeune, les mains jointes devant son ventre rond. Le regard grave, froid comme son stéthoscope, il désigna d’une main quelques sièges situés dans le couloir, en face de la porte ouverte de la chambre de San.
La discussion fut rapide. Hal fit son maximum pour que le médecin ne perde pas son temps en ellipses et autres paraboles. Outre le temps qu’il n’avait pas à perdre, faire durer l’attente des mauvaises nouvelles n’est utile qu’à l’imagination, qui dans ce genre de circonstances ne s’oriente jamais vers de gais et colorés desseins.
Enfin… la sentence du médecin fut prononcée :
- Les reins de San ne fonctionnent plus. Vous avait-on déjà signalé un problème chez votre fils ?
- Un problème de... reins ? Jamais.
- Il semble que San ait un problème depuis sa naissance, mais minime, ce pourquoi il n’a pas été décelé. Il l’aurait été dans les mois ou les années à venir…
- Vous n’essayez pas de me dire que mon fils va mourir, mais qu’il serait mort de toute façon ? lança Hal avec une violence presque désespérée.
- Absolument pas, rétorqua le médecin instantanément. Votre fils a une chance de s’en sortir. A cette heure, il est stabilisé, ce pourquoi nous avons pu déceler cette défaillance rénale. Il faut maintenant se concentrer sur ce problème principal, et la meilleure solution est d’envisager une greffe. Mais nous n’avons que peu de temps.
- Vous me demandez si je suis d’accord pour donner un de mes reins à mon fils, c’est ça ?
- Une partie d’un de vos reins suffira. Cela doit être fait dans les heures à venir.
Hal Hogan regarda le sol, secoua la tête, et planta son regard dans les yeux de l’homme capable de sauver son fils :
- Bien sûr que je suis d’accord… si vous voulez prendre autre chose sur moi qui puisse le sauver, vous pouvez y aller aussi.
Le médecin ne répondit pas à cette proposition désespérée. Il se leva, fit signe de la main d’attendre, puis revint quelques minutes après avec une infirmière à ses côtés.
- Nous allons vous faire une prise de sang pour confirmer votre compatibilité.
- C’est mon fils… il se peut que nous ne soyons pas compatibles ?
Presque gêné, le médecin répondit :
- Il faut toujours se méfier, Monsieur Hogan. Nous avons déjà eu des surprises par le passé. Nous allons vous faire une prise de sang. Nous connaîtrons votre compatibilité rapidement. Vous pouvez attendre ici ?
- Bien sûr… je peux téléphoner ?
- En dehors de la chambre de votre fils, bien sûr, dans le calme.
L’infirmière fit son office. Hal ne ressentit rien. Sa peau comme son cerveau était désormais imperméable aux assauts douloureux de l’extérieur.
Hal Hogan s’éloigna et sortit son smart phone. Un appel en absence. Simon Laye avait essayé de le joindre. Pas de message vocal mais un sms de son coéquipier avait suivi la tentative de communication : “rappelle-moi”.
D’un doigt, le nom de Simon Laye s’afficha entouré d’une étrange bordure verte. Hal put rapidement entendre une voix familière au milieu de cet univers dérangement blanc.
- Ca donne quoi ton fils ? demanda Simon.
- C’est pour ça que tu voulais que je te rappelle ?
- Non…
- Il ne va pas bien. Il a besoin d’un rein. Les médecins sont en train de faire des analyses pour savoir si je peux lui en donner un des miens.
- Mon dieu… fut la seule réponse de Simon. Et si tu n’es pas compatible ?
- On va y aller étape par étape si tu veux bien… à toi, qu’est-ce que tu as à me dire ?
Simon se racla la gorge, tenta de s’éclaircir la voix, et prit une forte inspiration :
- Les collègues pensent à nous, tu sais…
- Oui je sais !
- Ils ont reçu un appel ce matin. Une dénommée Louise Sé a appelé pour signaler la disparition d’un collègue de travail. Il s’agit d’un adulte, les bleus n’ont fait que prendre l’information. Il ne serait pas venu travailler aujourd’hui alors que ce n’est pas dans ses habitudes de manquer à son poste et de ne pas prévenir. Cette Louise Sé a essayé de le joindre mais il ne répond pas. Elle est très inquiète, d’autant qu’il a eu un comportement étrange ces derniers jours…
- Encore une femme qui couche avec un collègue… sa femme légitime a dû tout découvrir et lui interdire de revoir sa maîtresse… quoi de plus banal que ces conneries ! Pourquoi tu me déranges pour ça ? Tu veux qu’on laisse tomber notre gang de jeunes fous pour courir après un adulte qui ne se présente pas à son travail ?
Simon Laye se racla une nouvelle fois la gorge, puis reprit :
- Non Hal, bien sûr. Si je t’appelle c'est parce que je pense que cette disparition est en lien avec notre affaire.
- Explique-toi !
- La personne signalée comme disparue s’appelle Syril Kaul…
Hal Hogan lança son regard à travers la baie vitrée, le plus loin possible vers le ciel. Il ne cherchait pas le bleu du ciel, un nuage lointain ou un rayon de soleil capable de réchauffer son corps gelé de l’intérieur… il voulait se projeter dans un infini susceptible de laisser son cerveau bâtir en quelques secondes toutes les théories nécessaires à tisser les liens entre la disparition de son informateur, un gang d’adolescents braqueurs, la mort violente de l’un d’entre eux, l’accident volontaire contre sa voiture… trop de théories, trop de possibilités. Tout pouvait être lié… tous ces événements pouvaient aussi être indépendants les uns des autres… il ne fallait pas inventer de ponts capables de donner une forme reconnaissable à ce que le pur hasard avait créé.
- Tu penses vraiment qu’il y a un lien ? demanda Hal.
- Je n’en sais rien… difficile à dire… mais il serait bête d’écarter cette information de nos raisonnements.
- Je suis d’accord avec toi. Demande aux collègues de ne pas négliger l’appel de cette Louise Sé et de faire quelques recherches, comme passer chez Syril Kaul ou essayer de trouver sa voiture devant chez lui… et qu’ils nous tiennent au courant.
- On y va comme ça. Tu en as encore pour longtemps à l'hôpital ?
- Je ne sais pas, je t’appelle dès que j’en sais plus.
Et Hal Hogan raccrocha son smart phone sans un au revoir. Les formules de politesse ne sont plus d’usage dans la police… les citoyens n’y ont plus droit... entre fonctionnaires, ces artifices d’un autre temps en sont une perte.
Hal Hogan retourna près de son fils. Il posa sur son visage couvert de tuyaux un regard plein d'interrogations. Les sentiments que peut ressentir un bébé sont tellement difficiles à imaginer… que peut penser ce petit être au cœur de cette situation ? Sans langage pour exprimer ses idées ni ce qu’il ressent… a-t-il au moins les couleurs ? Son cerveau est-il envahi de nuages noirs dans un univers gris où une pluie jaune essaye de percer pour laver la crasse ? Peut-être y a-t-il des sons ? La musique de Amon Düül II pour bercer ses souffrances ?... à la recherche d’une mélodie Floydienne pour lui faire quitter l’enfer des machines ?...
Hal se saisit d’une chaise et décida de cesser ses interrogations vaines pour entreprendre une réflexion sur son enquête en cours. Il repassa mentalement toutes les informations en sa possession : toutes les déclarations de Syril au sujet des adolescents, toutes les déambulations qu’il a observées la nuit dernière, toutes les fiches qu’il possède sur chacun des protagonistes, son souvenir du choc et de l’accident, l’appel de cette Louise Sé et la disparition de Syril, la mort sauvage de Pio Mon, la non-présence de Damien Cunat, adolescent braqueur, la nuit dernière près de la barre HLM…
Beaucoup d’éléments, trop de pistes dans de nombreuses directions. Hal savait qu’il ne devait surtout pas essayer de trouver des liens entre tous les faits non ordinaires en sa possession. Le hasard est beaucoup plus probable que la conjonction de braquages, d'assassinats, de disparitions, d’accidents...
Le temps passait, Hal ne regardait pas sa montre. Il mettait à profit cette attente à l’hôpital pour ériger sa réflexion.
Puis le médecin fit son apparition dans la chambre de San :
- Je peux vous voir à l’extérieur s’il vous plaît ?
- Bien sûr, répondit Hal qui se leva et se dirigea vers la porte. Il n’est pas possible de discuter ici ?
- Par habitude nous évitons de discuter de l’état d’un patient en sa présence quand il n’est pas conscient.
- Vous avez peur que même inconscients ils entendent tout, et donc des choses difficiles ?
- Il s’agit là d’un vaste débat Monsieur Hogan. Nous avons les résultats de vos analyses.
Le médecin baissa les yeux, les redressa et fixa Hal de pupilles fixes. Le policier le coupa net :
- Je ne suis pas compatible, c’est ça ? Dites-le moi au lieu de me faire patienter !
- Non, vous n’êtes malheureusement pas compatible.
- Ca arrive souvent entre un père et son fils ?
Le médecin s’éclaircit la voix avant de reprendre :
- Monsieur… l’incompatibilité entre un père et son fils est impossible…
A suivre...
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