LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

D'un fou à l'autre (4/13)

 

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            Hal Hogan fumait clope sur clope. Dans le bureau non fumeur qu’il partageait avec son coéquipier Simon Laye, la fenêtre ouverte ne suffisait plus à évacuer les tristes déchets de la transformation du tabac en cancer. Impossible de rester en place à attendre que le téléphone sonne, Hal tournait en rond autour de l’ordinateur responsable de la diffusion de la musique de Jimi Hendrix dans cette atmosphère brumeuse.

- Tu ne veux pas t’asseoir ? insistait régulièrement Simon. Tourner en rond ne fait pas avancer les choses.

- Etre assis non plus…

            Le téléphone devait sonner. La matinée touchait à sa fin. La faim n’était pas présente. Le tabac y était pour un peu, la mort et l’impatience pour beaucoup.

            Simon Laye travaillait pour éviter toute discussion avec ce coéquipier, cet ami… qu’il était incapable de consoler. Il avait déjà annoncé la mort d’une femme ou d’un enfant à un parent. On lui avait appris à afficher le visage de la compassion, à baisser un peu la tête, à avoir une attitude droite, sans geste ample ni brusque. Une fois la douleur lancée, il devait se reculer, mais ne pas se retourner trop vite, et laisser sa victime en plein désarroi, ses larmes incapables de comprendre qu’elles doivent couler pour exprimer la douleur. Combien de paires d’yeux ont vu Simon Laye reculer de quelques pas, puis leur tourner le dos lentement avant de remonter dans une voiture de police ? Beaucoup qui n’ont pas arrêté de pleurer depuis.

            Mais Hal Hogan n’était pas un humain comme les autres. Impossible d’affronter la mort à ses côtés sans avoir à faire preuve d’une vraie compassion, sans avoir à écouter, à faire des déclarations inutiles mais réconfortantes. Simon était nul à ce jeu là. Et il remerciait Hal de ne pas réclamer par ses larmes son épaule.

            Et le téléphone sonna. Hal Hogan ne se précipita pas. L’objet était le centre de ses déambulations. Il tendit le bras :

- Oui !

- Hal ? C’est toi ?

- Oui.

- On a fini d’inspecter la voiture retrouvée brûlée.

            Hal Hogan mit la conversation en haut-parleur et posa le combiné sur son bureau.

- Et ? Dépêche-toi, dis-moi !

- C’est Hendrix que tu écoutes là ? Je crois reconnaître.

- Non c’est toi que j’écoute ! Tu m’appelles pour me parler musique ou pour me parler de la mort de ma femme et de ma fille ?

- Excuse-moi… la voiture retrouvée est bien celle qui t’a heurté la nuit dernière. Elle a bien été volée quelques heures avant de te rentrer dedans.

- Tu as trouvé des empreintes ?

- Après un incendie, tu sais bien qu’il y a peu de chance…

- J'espère que tu ne m’appelles pas pour me dire que tu n’as rien du tout ? s'énerva Hal.

- Non. J’ai peut-être quelque chose, mais c’est bizarre.

- Dis toujours…

- J’ai l’impression que la personne qui conduisait était une femme.

- Qu’est-ce qui te faire dire ça ?

- Le réglage du siège… le réglage des rétroviseurs… C’est une personne de taille moyenne qui conduisait la voiture !

- Tu as autre chose ?

- Pour l’instant non, si ça bouge, je te rappelle.

            Sans remercier, Hal Hogan raccrocha le téléphone.

- Pour une fois les scientifiques ont été rapides, lâcha Simon sans réfléchir.

- Pour nous en apprendre peu, oui…

            Simon Laye se leva et piqua une clope dans le paquet presque vide de son coéquipier.

- Tu penses vraiment que c’est une femme qui a fait le coup ?

- Pas une femme… une personne plus petite qu’un adulte… un ado !

            Simon ouvrit grand la bouche et laissa échapper sans souffler la fumée qui cachait sa langue.

- Tu penses que l’un des ados du gang que nous suivons aurait pu essayer de te tuer, toi et toute ta famille ? Tu les crois capables de ça ?

- Ces jeunes sont dérangés, c’est clair. Je les crois capables d’avoir voulu m'impressionner et d’avoir mis en place un moyen beaucoup plus puissant que ce qu’il voulait.

            Les adolescents du gang ne devaient bien sûr pas être au courant qu’une équipe d’enquêteurs était sur leur piste. Mais...

Syril Kaul était l‘informateur des deux policiers. Peut-être que ce traître avait manqué de discrétion dans la barre HLM ? Peut-être qu’il jouait double jeu ? Et le meurtre sauvage de Pio Mon, l’un des quatre ados concernés, avait peut-être mis en branle les cerveaux fragiles des trois survivants. Ces jeunes avaient prouvé par leurs braquages qu’ils ne doutaient de rien, qu’ils étaient prêts à tout pour arriver à leurs fins... alors pourquoi ne pas tenter de faire peur à un flic ? Une femme, des enfants… la faiblesse parfaite de tout homme. Et ils avaient osé, mais sans connaître la puissance d’un choc latéral. Ils avaient misé sur une grosse cylindrée capable de renverser un troupeau de buffles sans que la poussière soulevée par la manœuvre ne trouve de nouvelles rayures à combler.

L’idée faisait son chemin dans le cerveau de Hal. Simon n’y croyait pas. C’est d’enfants dont on parle là. Faire des braquages, c’est une chose… tuer une femme et un enfant, c’en est une autre.

- On lance le sous-marin et on les suit, ordonna Hal.

            Il se leva et attrapa sa veste sans attendre la réponse de Simon.

- Hal, le patron ne nous laissera pas faire…

- Je n’avais pas l’intention de lui demander sa bénédiction… tu avais prévu de faire des trucs dans les trois jours à venir ?

- Tu fais chier Hal, tu fais chier ! J’aimerais passer des soirées avec ma femme de temps en…

            Et Simon baissa les yeux. L’agressivité des paroles qu’il venait de prononcer résonnait dans son crâne.

- Ne t’excuse pas, reprit Hal… tu as raison. Je prendrai les nuits si tu veux, et une grande partie des journées… je ne pense pas être capable de dormir pendant les jours à venir.

            Sans répondre, Simon Laye attrapa son blouson et suivit son coéquipier.

            Les escaliers construits pour desservir le parking eurent l’honneur d’une reprise de la parole de Simon :

- Il faut qu’on pense à acheter une cartouche de clopes…

 

            Les sous-marins de la police nationale sont tous les mêmes. Difficile de croire qu’après tant d’années la population qui en est la cible ne les reconnaisse pas d’un seul coup d’œil. Ces vieilles camionnettes qui n’ont jamais rien transporté que des hommes armés de jambons-beurres, de bières sans alcool et de cigarettes sont comme des tâches de sous-couche sur une toile de maître, comme des épouvantails au milieu d’un champ fraîchement récolté, comme une pomme d’Adam dans la gorge d’une prostituée maquillée, en jupe, à la tête d’un 95C.

            Et pourtant tous les flics continuent de croire qu’ils sont à l’abri des regards dans ce genre de véhicule. Les délinquants de banlieue ont leurs propres guetteurs, qui ne se cachent pas, au contraire… bien en vue, ils sont capables d’avertir toute une barre d’immeuble dès l’apparition d’un uniforme bleu… comment réagissent ces sentinelles à la vue d’une camionnette hors d’âge qui reste garée des jours entiers face à eux ?... dont les portes libèrent à intervalles réguliers un homme rasé de loin, qui s’en va chercher des sandwichs ou un coin pour pisser sans jamais fermer à clé son véhicule ?

            Hal Hogan et Simon Laye sont jeunes, mais de la vieille école… existe-t-il d’ailleurs une nouvelle école dans la police ? Comme dans toute éducation, les professeurs sont les anciens, ce qui rend difficile l’évolution de l’enseignement et des savoirs.

            Hal et Simon garèrent leur sous-marin dans une rue en surplomb de l’entrée de la barre HLM visée. Pour la première fois de cette journée, la chance était avec eux. D’un seul coup d’œil ils pouvaient contempler l’ensemble du monument érigé là pour défigurer le paysage. Les gens continuaient de vivre leurs vies, sans se douter que leurs images se reflétaient dans la pupille d’un policier caché derrière des vitres fumées, une cigarette entre les lèvres.

            Et les mouvements s'enchaînèrent. Les deux coéquipiers prirent de nombreuses photos et notèrent tout. Immédiatement, les données furent téléchargées dans un ordinateur portable, qui heureusement ne plantait qu’une fois toutes les 2 heures.

            Incapable de rester sans musique, Hal Hogan sélectionna une radio capable de lui diffuser une musique de qualité… « classique 21 » bien sûr. La modernité du sous-marin interdisait la présence d’un lecteur CD, et l’utilisation de l’ordinateur portable pour diffuser de la musique n’avait pas été prévue par les concepteurs de l’engin subaquatique… une carte son est une économie qu’il est nécessaire de faire figurer en tête de liste des efforts de la police nationale pour réduire les budgets.

- Là, j’en tiens un, lança Simon qui lâcha immédiatement ses jumelles pour s’armer de l’appareil photo et mitrailler sa cible.

- C’est lequel ?

- Qais Friec, si je ne me trompe pas. On va vérifier ça avec les photos. Il a quitté le bâtiment pour descendre dans les caves.

            Sans attendre, l’ordinateur du sous-marin ingurgita les données volées grâce aux couleurs révélées par le soleil et afficha un visage.

- Il s’agit bien de Qais Friec, confirma Hal. C’est le plus âgé des quatre… le premier qui ira en tôle !

- Que les dieux de la magistrature t’entendent, répondit Simon.

- La justice est aveugle, elle n’est pas sourde !

            Et les heures passèrent. Que pouvait bien faire Qais Friec dans la cave de cette barre HLM ? Etait-il seul ? La curiosité titillait les deux policiers, mais chacun savait qu’il serait déraisonnable de pénétrer dans ces sous-sols maintenant, sans renfort extérieur et sans l’approbation de leur supérieur hiérarchique.

            Au milieu de l’après-midi, Hal sursauta derrière sa paire de jumelle.

- Passe-moi l’appareil photo, on en a un autre.

            Le mitraillage en règle fut fait, et téléchargé.

- Taig Coll…

- C’est bien lui, confirma Simon. Tu as vu sa gueule ?

            Hal Hogan ne répondit pas. Il fit défiler les photos jusqu’à en trouver une nette sur laquelle le jeune homme apparaissait de pleine face. Puis, à l’aide de son pavé tactile, il fit un zoom avant. Le visage de Taig Coll remplit bientôt toute la surface de l’écran, et les deux policiers se regardèrent.

- Tu penses à ce que je pense ? demanda Simon.

- Je ne sais pas à quoi tu penses… mais lui, il s’est pris un air bag dans la gueule il n’y a pas longtemps !

- Incroyable, soupira Simon. Ces jeunes braquent, et s’attaquent à la police quand on enquête sur eux… c’est ce salaud qui a tué ta femme et ta fille cette nuit… tu veux faire quoi ? Je te suis quoi que tu décides !

- Il en manque encore un, on patiente.

            Toute la fin de l’après-midi et la soirée qui suivit, Qais Friec et Taig Coll firent des allers retours entre la cave et les étages supérieurs. Ils semblaient être très occupés, mais se baladaient toujours les mains vides.

            Que pouvaient-ils bien faire dans cette cave ? Hal et Simon ruminaient, sans avancer dans la résolution du mystère.

- Tu peux aller te coucher, ordonna presque Hal à son coéquipier une fois la nuit bien installée.

- Je vais rester. J’ai prévenu Hélène, elle est partie chez sa mère quelques jours, on ne sait jamais… si ces salauds venaient à vouloir s’en prendre aussi à ma famille…

- Tu as raison… alors profite pour dormir quelques heures… je vais attendre que le sommeil m’assomme pour essayer de fermer les yeux quelques minutes… je te réveille quand je ne tiens plus.

- Ok. Je ne suis pas sûr de réussir à dormir… un peu d’alcool fort ne nous ferait pas de mal…

- Il faut rester lucide, répliqua Hal sèchement. On picolera quand ces trois cons seront sous les barreaux, ou morts…

 

            Hal veilla toute la nuit. Simon réussit à dormir quelques heures. Ses premières paroles matinales furent pour leurs cibles :

- Tu as vu le troisième ?

- Non, répondit Hal… ils ont encore fait des allers retours cette nuit, mais ils ne sont plus que deux. On en a perdu un… on a perdu Damien Cunat.

 

A suivre...

 

 



29/09/2015
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