LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

D'un fou à l'autre (13/13)

 

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            Les hôpitaux psychiatriques sont blancs. Leurs architectures sont droites. La symétrie est obligatoire. Les tenues du personnel sont uniformes. Blanches aussi. Comme si celui qui se considère normal voulait opposer un trop plein de normalité à ce qu’il considère comme de la folie.

            Le pensionnaire d’un HP est-il coupable de ce qui lui arrive ?...

            Pourquoi alors ne pas lui offrir de la couleur ? Des courbes ? Pourquoi vouloir l’oppresser par trop de conformisme ? Qui de mentalement stable ne péterait pas un plomb à vivre dans une pièce blanche sans aucune décoration, sans meuble. Aucune distraction pour l’esprit que la visite d’un humain encore plus blanc que le reste de son univers…

            Le fou, ami bien pensant, ne fait que s’enfoncer dans des structures construites uniquement pour protéger les… moins fous.

 

            Syril était donc interné. Il avait été démasqué par Hal Hogan et Simon Laye. Il n’avait opposé aucune résistance lors de son arrestation, heureux de subir un interrogatoire pendant lequel, enfin, des humains s'intéressaient à lui… des humains qui savaient, des humains à qui il pouvait tout dire, sans aucune retenue. Et la décision fut rapide. Impossible de mettre un tel monstre en prison. Il avait été interné dans une chambre blanche, capitonnée, sans autre distraction que les profondeurs de son esprit.

            Syril avait le droit à une visite par semaine. Sans aucune famille, celui qui assumait le rôle de visiteur n’était autre que Hal Hogan. Il venait toujours le même jour, toujours à la même heure. Comme apprivoisé, plus la visite se rapprochait, plus Syril se réjouissait, jusqu’à exploser de joie à la vue de l’inspecteur de police.

 

            Pourtant, ce jour là, Hal se présenta à Syril en dehors des habitudes.

- Qu’est-ce que vous faites là, inspecteur ?

            Hal s’approcha, et commença comme à chaque visite par embrasser Syril sur les deux joues.

- Je suis venu te faire une surprise.

- C’est gentil de me faire ce genre de surprise, merci. Enfin un peu de distraction. Vous ne vous ennuyez toujours pas ?

            Syril Kaul lâcha un sourire provocateur.

- Non, je ne m’ennuie pas. La police ne me manque pas, si c’est ce que tu veux insinuer. J’ai beaucoup à faire…

- Je me doute bien. Vous pensez rester longtemps aujourd’hui ?

- Syril, la surprise n’est pas ma visite à l'improviste. J’ai une autre surprise.

            Syril recula de quelques pas et s’assit sur son lit. Il regardait fixement Hal. Dans un univers aseptisé, sans aucun sentiment, deux émotions successives étaient difficilement gérables :

- Je vous écoute, inspecteur…

- Le juge a statué sur ton cas.

- Je vais aller en prison ? s’inquiéta Syril. Je ne peux pas, je ne veux pas ! Il n’y a que des fous là-bas !

            Hal s’approcha rapidement de lui et se baissa pour être à sa hauteur :

- Tu ne vas pas être jugé. Tu n’auras pas à raconter ton histoire devant tout le monde. Et tu n‘iras pas en prison. Tu vas rester ici, dans un premier temps.

- Vous allez continuer à venir me voir ?

- Bien sûr. Louise aussi pourrait venir te voir. Elle aimerait bien. On en a déjà parlé.

            Syril baissa les yeux.

- Je ne suis pas bien quand elle est là, vous savez… quand on est que tous les deux… quand je suis seul avec une femme… je ne peux pas, je ne peux plus penser, j’ai des images, une voix…

            Hal prit la tête de Syril entre ses mains et lui caressa les cheveux :

- Je ne voulais pas t’inquiéter. Oublie ce que je viens de dire. Mais n’oublie pas que si un jour tu veux la voir, elle viendra.

            Syril se reprit vite. Il se redressa, remonta sur ses jambes, et comme il aimait le faire, reprit la direction de la conversation :

- Comment va votre fils ? San ? Maintenant que vous avez du temps pour vous en occuper ?

- Il va bien. Il est à la maison et tout se passe pour le mieux. Simon et Hélène… tu te souviens de qui est Hélène ?

- Oui, c’est la femme de Simon, répondit Syril sans réfléchir.

- Oui, c’est ça. Ils viennent m’aider de temps en temps. Je n’y connais rien en gamin... Quand Léa était bébé, je passais tout mon temps au travail… je n’ai jamais appris à m’occuper d’un bébé.

            Syril fit quelques pas, tourna les rouages de son cerveau, et lâcha :

- Je crois que c’est la seule situation où l’on peut se réjouir de la mort… d’un homme qu’on ne déteste pas… qu’on est même prêt à remercier à vie pour son altruisme.

- Je ne sais pas si “réjouir” est le bon terme…. d’autant qu’un donneur vivant aurait pu faire l’affaire… le hasard a voulu ça...

- Vous auriez préféré devoir supplier cet enculé de Friec pour qu’il soit donneur volontaire ? C’était lui le seul à pouvoir sauver votre fils avant… avant… D’ailleurs, il est mort comment, celui qui a été donneur pour San ?

- Je n’en sais rien…

- Je suis sûr qu’avec vos relations dans la police vous pourriez facilement savoir. Un accident de voiture, sûrement, le jour où la greffe a eu lieu, ça doit pouvoir se retrouver.

            Hal se leva à son tour. Il fit quelques pas pour aller s’adosser au mur en face de lui.

- Je n’ai pas envie de savoir. Et pourtant, je te mentirais si je te disais que je n’ai pas ouvert les journaux les jours suivants pour essayer de trouver la trace d’une mort accidentelle…

- Tout le monde aurait fait ça…

- Peut-être…

 

            Et comme souvent, au bout de quelques minutes, les maigres sujets de conversation disponibles épuisés, le silence prit la place du troisième interlocuteur. Entre les murs blancs et les angles droits, il était avec le froid la marque invisible de l’isolement des fous par rapport aux moins fous.

           

            Et Hal Hogan osa rattraper Syril pour le ramener dans son univers de fracturés mentaux :

- J’ai une autre surprise…

            Syril tourna le regard en direction de cette ligne de vie lancée dans sa crevasse :

- Une troisième surprise ?

- Oui, une troisième surprise, sourit Hal. Qais Friec a été jugé. Il a pris perpétuité.

- Il va aller en prison, lui ?

- Oui.

- C’est qu’il était vraiment méchant alors…

- Oui, confirma Hal. Lui, il était vraiment méchant. Et il n’aura plus l’occasion de l’être. Jamais…

- C’est une bonne chose.

            Et Syril retomba dans sa crevasse. Mais la ligne de vie pendait encore au-dessus de son visage.

            Hal savait que Syril n’était pas fou. Il était fêlé. Ebréché comme une vieille porcelaine. La structure était bonne, l’humain avait été correctement monté mais un choc avait provoqué une cassure dans cette belle mécanique. Il avait sombré dans un autre univers pendant quelques heures, plusieurs fois. Il s’était rendu compte de cette perte de contrôle. Mais sa mémoire refusait de lui restituer les actions qui avaient peuplé ses moments d’errance. Hal lui avait raconté. Syril n’y avait pas cru. Et il n’y croyait toujours pas. Il se voyait toujours comme un homme droit, très carré et procédurier, sans aucune originalité, lisse… tellement lisse que l’amour et l’amitié étaient des sentiments qui glissaient sur lui comme la lumière glisse sur le  blanc d’un mur d'hôpital psychiatrique.

Il savait qu’un élément n’allait pas dans sa tête. Il ne refusait pas sa présence en HP. Mais incapable d’accepter ses défaillances… impossible de les traiter et donc de progresser.

- Syril, j’ai encore une surprise pour toi.

- Une quatrième ? Qu’est-ce qui vous arrive aujourd’hui ?

- C’est…

            Hal hésita un peu. Il marcha quelques pas, regarda sur les côtés, puis vers Syril, et lança un regard qui rebondit entre le sol et le plafond avant de revenir rapidement vers celui qui allait vivre l’un des instants les plus forts de toute sa vie.

 -J’ai une nouvelle très forte en émotion à t’annoncer. Je pense qu’il vaudrait mieux que tu t’asseyes.

            Syril ne posa pas de question et alla s’asseoir sur son lit. Hal prit une profonde inspiration et commença :

- Pour établir ton état mental et convaincre le juge de t’interner ici plutôt que de te faire passer devant un tribunal, la police a dû enquêter sur toi. Elle a fouillé ton passé. Elle est remontée jusque ta naissance, ou presque… elle est remontée jusqu’aux heures et aux jours qui ont suivi ta venue au monde...

- Je m’en souviens, balbutia Syril. Il baissa les yeux. Je m’en souviens…

- Tu t’en souviens ? s’étonna Hal.

- Oui… j’entends les cris de ma mère. Je touche sa peau. J’entends aussi mes cris. Je me souviens qu’elle était heureuse… à ce moment là, elle ne voulait pas m’abandonner. Elle m’a donné à manger. J’ai tété tout de suite, comme si je savais que je n’allais pas avoir droit à ce plaisir longtemps… elle me caressait les cheveux. Elle mettait ses doigts sous mon nez pour sentir ma respiration… Moi aussi j’étais heureux… je me souviens de tout, je revois cette scène toutes les nuits… il n’y a pas eu un seul jour où je n’ai pas fait ce rêve, où je ne l’entends pas dire “mon bébé” avec des sanglots dans la voix…

 

            Hal était sous le choc. Des larmes lui montaient aux yeux. Lui, l’ancien flic, l’inspecteur, le dur… Syril n’était pas fou, il en était sûr !

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Syril Kaul se souvenait parfaitement du jour de sa naissance.

 

- C’est incroyable que tu te souviennes de tout ça ! Incroyable !

- Je n’en ai jamais parlé à personne. Il ne faut pas que vous en parliez. Jurez-moi !

- Pourquoi tu ne veux pas que les gens sachent ?

- Jurez-moi que vous n’en parlerez à personne, jurez-moi !

            Syril s’énervait.

- Je te le jure, dit Hal calmement. Pourquoi tu ne veux pas que les gens sachent ?

- Parce que personne ne me croira. On me traitera de menteur...

- Peu de gens se souviennent du jour de leur naissance.

- Ce n’est pas ça qui est incroyable, précisa Syril… je suis sûr que ma mère était heureuse. Pourtant elle m’a abandonné quelques jours après… mais je suis sûr qu’elle était heureuse le jour de ma naissance. Je le sais, j’étais là et je m’en souviens.

- Tu aimerais savoir pourquoi elle t’a abandonné ?

            Syril souffla. Il avait la tête dans les mains. Aucune larme dans les yeux mais des dizaines d’années de questionnement en travers de la gorge.

- Syril, grâce à l’enquête que mes collègues ont faite sur toi, ils ont retrouvé ta mère. Elle sait où tu te trouves en ce moment. Elle veut de rencontrer.

 

            Et les murs blancs fondirent, réduits en un liquide coloré par les assauts d’un cerveau enfin sain. Les angles droits se courbèrent jusqu’à faire tomber les plafonds et permettre à la lumière naturelle de peser de tout son poids sur un sourire sincère. Un cœur qu’on libère, un regard qui se gonfle d’humanité, un amour castré par un mur de rétention qui enfin déferle dans les artères et les veines jusqu’à réveiller des organes jusque là endormis.

L’esprit ébréché cicatrisa en un instant.

L’homme redevint bébé, prêt à tout reprendre à zéro, à revivre une enfance… juste pour être sûr que les enfances heureuses sont possibles.

            Syril se leva difficilement et se jeta dans les bras de Hal. Il pleurait maintenant. Ses larmes n’avaient pas le goût du bonheur, n’étaient pas teintées de douleurs… elles étaient un mélange de toutes les émotions qu’il avait voulu ressentir depuis son abandon et qu’il s’était interdit de vivre.

- Merci, mon ami.

            Hal Hogan était incapable de parler. La douleur qui avait brisé Syril venait de disparaître. L’homme qu’il tenait dans ses bras n’était plus le même.

- Vous savez quand elle va venir me voir ?

- Non, mais dès que je sais, je te préviendrai. Elle va venir un de ces jours prochains.

- Vous pouvez transmettre un message s’il vous plaît ?

- Bien sûr que je peux transmettre un message à ta mère.

- Non, ce n’est pas un message pour ma mère, c’est un message pour Louise…

- Je t’écoute, répondit Hal tout sourire.

- Vous pouvez lui demander de venir me voir s’il vous plaît ?

 

FIN

 

 

 



08/10/2015
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