LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

D'un fou à l'autre (12/13)

 

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           Hal Hogan n’était pas simplement fatigué, dévasté par la mort de ses proches, assommé par les révélations de Qais Friec.

            Hal Hogan était perdu. Comment comprendre autant de bêtises ? Car l'attitude des adolescents n’était que de la bêtise. Une incompréhension totale du monde, de ses règles, de ses enjeux, de l’important et de ce qui touche au fantasme. Une volonté éloignée de la réalité comme l’est la mort de la vie.

            Pio Mon… mort. Assassiné sauvagement, violé et partiellement mangé.

            Damien Cunat… mort. Dans des circonstances qui n’ont rien à envier à son ami décédé peu avant lui.

            Taig Coll… mort. Voler une voiture peut être dangereux quand il s’agit du véhicule d’un homme loin d’être équilibré.

            Létitia Hogan… morte. Un amas de ferraille pour engin de torture.

            Léa Hogan… morte. Un bruit sourd de tôle comme dernière comptine avant le grand sommeil.

            Puis restent les vivants. Ceux qui sont passés entre les gouttes, mais pour qui la couleur du sang reste pour toujours au fond des yeux. Ceux qui ont assisté aux enterrements, le regard trop sec pour réussir à pleurer au moment où la société et la religion le réclament. Ceux qui essayent de comprendre, qui continuent de se lever le matin, le cerveau détourné d’un mode de réflexion normal.

Un point d’ancrage, juste une bitte où s’accrocher. Han Hogan ne demandait que cela. Simon Laye, en face de lui, paraissait aussi abattu que lui. Car la vérité était là. Aussi incroyable à admettre que la folie de ses acteurs. Quand la solution est connue, elle n’est jamais à la hauteur des espérances. Soit elle déçoit, soit elle détonne.

Les quatre adolescents avaient des rêves de richesses. Pour atteindre leurs buts, ils avaient décidé de braquer, un maximum pendant leurs années d’immunité garanties par la justice. Le jour de leur dix-huitième anniversaire, ils voulaient être protégés de tout besoin matériel et avoir le pouvoir que l’argent procure. Mais les carrières dans le grand banditisme ne se font pas aussi facilement. La police s’était intéressée à eux. Bien que leurs petites statures soient cachées sous des capuches et des vêtements amples, ils avaient rapidement été identifiés. Il ne manquait plus que les preuves, le flagrant délit… le plus dur à obtenir pour un enquêteur. Alors, pour ralentir les recherches, les adolescents avaient décidé de jouer la carte de l’intimidation.

Il avait décidé le viol de la femme d’un enquêteur. Une idée pareille aurait pu surprendre si elle avait germé dans le cerveau d’un homme normal… mais les pensées de ces quatre jeunes étaient pourries depuis longtemps. La vie des autres n’avait aucune valeur. Il fallait détruire les obstacles à leurs desseins. Et cela fut facile. Quatre adolescents face à une femme sans défense…

Mais l’intimidation ne fonctionna pas. Létitia Hogan n’avoua jamais à son mari ce qu’elle avait subi. Elle ira même jusqu’à lui faire croire que le fruit de ce viol était sa progéniture.

Les quatre adolescents furent rassurés. Ils imaginaient la détresse de leurs poursuivants. Ils se croyaient à l'abri. Ils reprirent de plus belle leur quête d’une fortune facile, rapide, qui sourdait de la souffrance des honnêtes par la force des inconscients.

Mais cela ne suffit pas. Ils le comprirent. Des hommes étaient souvent là, à les suivre, à les regarder. Le sous-marin de la police était toujours le même, facile à repérer. Mais, prudents, les quatre adolescents ne laissaient jamais aucune preuve. Le flagrant délit était encore loin.

Pour retrouver un peu de sérénité dans leurs activités, la décision fut prise de frapper encore plus fort. Des mois de réflexion furent nécessaires pour savoir quand, comment… pour mettre au point une attaque dont la police ne pourrait pas se relever.

Hal Hogan et sa famille se retrouvèrent traqués. Trop occupé à tisser lui-même des toiles sur la route de ses proies, Hal ne vit pas qu’un des arachnides avaient quitté la place pour venir dans son sillage. Et le plan se mit en place.

Et frappa.

 

Létitia Hogan. Léa Hogan.

 

San Hogan pourrait peut-être s’en sortir plus facilement avec le souffle de sa mère sur le visage, avec sa voix lancée d’ailleurs que d’un rêve.

Hal était venu, il venait et viendrait encore. Cet enfant devait être son fils. Il avait refusé le dictat des médecins, tout comme celui des adolescents inconscients. La vie devait enfin être respectée pour ce qu’elle est… le meilleur moyen d’être heureux, de prendre du plaisir, de sourire, de rire, de se réveiller reposé et prêt à changer le monde, de remettre en question l’existant pour, sur un sable fragile, construire un socle capable de supporter le bonheur de tout un entourage… San avait droit à ça, et Hal voulait le lui offrir.

Encore fallait-il lui trouver un donneur. Les ordinateurs tournaient à la recherche d’une compatibilité. Les morts étaient scrutés dans l’espoir que l’un d’eux ait sur lui la pièce de rechange adéquate à la survie d’un bébé.

 

- A quoi tu penses ? demanda Simon.

- Je pense que je pense trop et que cela ne sert à rien…

            Simon prit cette réflexion pour une parole vide de sens, sans s’imaginer ce qui se passait dans le crâne de son collègue à cet instant là. Bien qu’intrigué par l’inactivité apparente de Hal, il ne parla plus, et laissa le cerveau torturé de son coéquipier travailler.

 

            Et les pensées de Hal Hogan dérivèrent sur Syril Kaul. Cet indic’ qui avait subi les tortures des inconscients. Cet homme à l’enfance tragique, à la vie vide de sentiments et de sens.  Pendant quelques minutes, il fit défiler le film de paroles échangées dans une chambre d’hôpital.

            Il fronça les sourcils. Il se gratta le menton. Les réflexes d’enquêteurs reprenaient le dessus. Et Simon le remarqua. Il laissa encore quelques instants à son coéquipier pour mettre ses idées en place et aller jusqu’au bout de sa réflexion. Quand Hal leva enfin les yeux, le regard envahi par la surprise, Simon mit en marche l’outil fantastique qu’est l’échange verbal entre deux êtres humains :

- Dis-moi à quoi tu penses.

            Hal le regarda avec un sourire froid. Son cerveau était encore occupé à mettre dans le bon ordre les éléments de sa bibliothèque.

- Tu n’es pas encore chaud ? insista Simon.

- Je pense avoir mis le doigt sur autre chose que ces quatre cinglés d’adolescents.

- Je t’écoute, si bien sûr tu veux bien partager tes découvertes avec un autre policier.

            Hal comprit la frustration de son coéquipier et ami, et l’impliqua dans sa réflexion.

- Pio Mon a été tué par un homme profondément dérangé. Sauvagement tué, son corps mort a été violé, puis des organes ont été prélevés.

- Merci, je connais les détails…

- A quoi te fait penser ce genre de meurtre ?

- A quoi cela me fait penser ? A un déséquilibré, encore plus déséquilibré que ceux après qui nous courons tous les jours.

- Je pense que c’est pire que ça… je pense que nous avons affaire à un tueur en série.

            Simon resta fixe. Il ne savait quelle réaction avoir. Puis il reprit :

- On n’y connaît rien en tueur en série, qu’est-ce qui te faire croire ça ?

- Nous n’avons pas été formé à enquêter sur ce type de meurtrier mais j’ai quand même beaucoup lu sur leurs méthodes. Et la mort de Damien Cunat, dans les mêmes circonstances, conforte mes idées…

            Simon ressentit le besoin de faire quelques pas. Il tourna le dos à Hal, puis revint vers lui, le regard levé vers le plafond, comme à la recherche d’une aide divine pour démêler le nœud de ses réflexions.

- On n’est pas dans la merde si on doit courir après ce genre d’individu… lâcha Simon au milieu de ses réflexions.

- ...sauf que je sais qui est notre tueur en série...

            Simon braqua son regard sur Hal, et de ses yeux perçants lui ordonna de développer ses pensées.

- ...j’ai discuté avec notre indic’, Syril Kaul, quand je suis allé voir San à l'hôpital. J’ai profité de ma visite pour aller voir comment il allait suite à sa séquestration et aux actes de torture qu’il a subis de la part des adolescents. Et il s’est confié à moi. Il avait apparemment besoin de parler, de se…

- ..confesser ! compléta Simon.

- Je ne pense pas que ce fut son intention mais c’est pourtant ce qu’indirectement il a fait. Il m’a parlé de son enfance, des violences sexuelles qu’il a subies. De l’absence de sa mère, de son errance entre différentes familles d’accueil… effectivement nous ne sommes pas spécialistes des tueurs en série mais Syril a eu l’enfance typique d’un de ces prédateurs.

- Je ne sais pas si c’est suffisant pour accuser un homme d’avoir fait de telles atrocités… on parle quand même de viols post mortem, d’anthropophagie…

            Hal fit quelques pas en direction de Simon :

- J’ai d’autres éléments…

- Fonce, arrête de me faire languir…

- Le jour de la mort de Pio Mon, Syril a pété un plomb. Il a défié ses collègues, entre autres. Il a passé sa journée à jouer les grands, à essayer de prendre une place qu’il n’avait jamais eue dans la société. Puis il a bu, beaucoup, lui qui ne buvait jamais. Ce même jour Pio Mon est mort.

- Ce n’est peut-être qu’une coïncidence…

- Damien Cunat est mort le jour de l'enlèvement de Syril par les adolescents… enfin… ceux qui étaient encore en vie. Et le rituel sur Cunat n’a pas été terminé. Les constatations prouvent bien que le tueur a été dérangé… le ventre du jeune était ouvert mais les organes toujours en place.

- Coll et Friec auraient découvert Syril en train d’ouvrir leur pote et l’auraient enlevé et torturé ? s’étonna Simon. C’est quoi cette histoire de fou ?

- Je crois, oui ! Tout concorde. Syril est devenu notre indic’ parce qu’il savait tout ou presque de la barre HLM où il vivait… et pour cause… sans vie, sans amis, il n’avait qu’une occupation : s'intéresser à la vie des autres… toujours discrètement car trop timide pour tisser le moindre lien avec un autre être humain. C’est nous qui l’avons fait se focaliser sur ces quatre adolescents, et le hasard d’une rencontre au mauvais moment, au mauvais endroit, dans de mauvaises circonstances, a fait dérailler sa mécanique mentale.

            Un long moment de silence s’imposa entre les deux hommes. Le doute n’était plus permis, il fallait maintenant se résigner : ils avaient tous les deux côtoyé un tueur, un homme qui avait violé des adolescents qu’il venait de tuer de ses propres mains. Des adolescents qu’il a ensuite découpés et dévorés… quand son organisation lui en a laissée le temps.

 

            La vie a ses surprises, parfois terribles, parfois atroces, parfois insupportables. C’est un désert brûlant de haine, surplombé par la folie et entretenu par sa distance aux sources de l’humanité. Un désert qui s’est imposé ces derniers mois dans un quartier. Le temps a forgé chaque grain, poli par l’absence d’une mère, par le poids de la solitude, par le roulis de la pauvreté. Chaque heure, depuis des années, un grain tombait du ciel prophétique pour alimenter une étendue qui refusait de grandir mais qui par la force de l’abandon ne pouvait que s’affaisser et s’éparpiller. Et dans ce désert, contre toute attente, avait germé des graines. La vie avait choisi d’y grandir, de se développer vers une forme d’évolution encore mal connue. L’homme n’est pas humain tant qu’il n’est pas considéré comme tel. Traite le comme un animal et il te mordra. Même s’il semble apprivoisé par des aides sociales, financières, par des logements accessibles… celui qui doit vivre sans fierté ne peut que se rebeller et chercher ce qui lui manque dans une direction opposée à la main qui le maintient dans la léthargie.

            Et les adolescents rêvent d’argent, d’une vie sans travail, du pouvoir de satisfaire tous les besoins.

            Et un adulte rêve d’amour, de la présence d’une famille, de la disparition de cette frontière invisible qui le maintient à distance des vivants, de ceux qui savent sourire autrement que par la satisfaction de sentir les organes d’un hypothétique petit ami glisser entre ses doigts.

 

            “Je t'apprécie, je dois te sauver avant que tu ne souffres…. autant mourir tout de suite, avant d’avoir connu la souffrance de la vie.”

 

            Et la folie court et se transmet. Entre l’adulte et les adolescents. Entre les petits amis et ceux qui ne comprennent pas les dérives de la compassion des fous. La contamination gagne. Le sauveur devient victime. Son acte généreux le transforme en martyre, mais comme toujours, la mort ne vient pas, les souffrances s’enchaînent sans offrir cette fantastique délivrance… fermer les yeux et se dire que plus jamais il ne faudra voir la tristesse et le désespoir du monde.

 

            Mais la lucidité des enquêteurs ne suffit pas à ramener tous les fous au bivouac, à dépoussiérer les esprits et à diriger chacun en direction de l’oasis.

           

L’homme standardisé, intégré, normal, peut comprendre ce que ressent le fou, car il a été comme lui. Enfant, il était fou. Et libre. Mais il a reçu à temps l’amour nécessaire pour murer cette passe vers le désert... sans jamais oublier le souffle de ce sirocco qui a balayé son visage pendant les premiers mois de sa vie.

 

A suivre...

 

 



07/10/2015
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