LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

D'un fou à l'autre (11/13)

 

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             C’est un immigrant song poussé aux limites des possibilités de la sono de sa voiture qui porta Hal Hogan de l'hôpital jusqu’au commissariat. Conscient d’être né beaucoup trop tard, il rêvait souvent à ces adolescents qui avaient posé sur leur platine, sans se douter de la claque qu’ils allaient prendre dans la figure, ce modeste vinyle fraîchement sorti des presses. Un riff de guitare puissant, un cri venu du plus profond des tripes d’un homme à la voix hors du commun… et un titre, un esprit… une évolution s’était dessinée dans le cerveau des hommes.

            Les démarches administratives étaient finies. Qais Friec attendait le début de son interrogatoire dans une petite pièce sans miroir. Pas de budget pour s’offrir un gadget sans tain. Une table et trois chaises vissées au sol grâce à des équerres achetées à la quincaillerie du coin. Ce qui avait coûté le plus cher ? Le bloc de ciment auquel était attaché le gardé à vue, à l’aide d’une chaîne tellement courte qu’elle l’empêchait même de se gratter la tête de sa main captive. L’idée n’avait pas été, lors du choix de la chaîne, de rajouter une pression supplémentaire sur le prévenu… seul le prix avait été pris en compte. Plus courte, moins chère. Seule modernité de la pièce, une webcam achetée dans un supermarché et vissée en haut d’un des murs de la pièce. Un coup de perceuse et un câble de cinq mètres avaient permis de mettre en place un poste de visionnage en temps réel dans la pièce attenante à la salle d’interrogatoire.

- On a 24h pour le faire craquer, lâcha Hal quand il vint à la rencontre de Simon.

- On a des éléments pour le faire parler.

- Ouais, mais il est très con ! J’aime pas les cons, ils n’ont aucune limite…

- Comme disait Audiart…

- On sait ! le coupa sèchement Hal. Il est prêt ? On y va tous les deux ou je commence seul ? Tu en penses quoi ?

- Je pense que si tu arrives à en tirer quelque chose et que son avocat découvre dans quel état tu étais lors de l'interrogatoire, ce que tu auras découvert sera difficilement recevable…

- Tu penses que je ne suis pas dans mon état normal ?

            Simon ressentait la fatigue de son collègue. Les yeux tirés. Le front en permanence tacheté de gouttes de sueurs. Le souffle court mais profond. Simon parla avec diplomatie :

- Hal, n’importe qui après la mort de sa femme, de sa fille… après la découverte d’un besoin de greffe pour son fils.... qui n’est biologiquement pas le tien... après avoir découvert deux corps mutilés et violés, après avoir libéré un indic’ torturé dans une cave… tout ça en quelques jours… n’importe qui, même le plus fort de hommes ne serait pas dans son état normal.

- Si tu as peur, je m’en occupe seul, répondit Hal sans réfléchir à ce que venait de dire son coéquipier.

- Je viens avec toi, soupira Simon avant d'emboîter le pas d’un homme fatigué, moralement dérangé, mais décidé à aller jusqu’au bout. Stopper était synonyme de chute. Seul le travail, son enquête et son besoin de vérité maintenaient Hal debout.

            Les premières minutes de l'interrogatoire furent très procédurières. Nom, prénom, adresse. Quelques échanges au sujet du CV du gardé à vu…

- Vous n’avez rien, jamais vous ne pourrez m’envoyer en prison, rigola rapidement Qais Friec.

            Hal et Simon présentèrent des photos, des extraits de vidéo, des témoignages, des comptes rendus de filatures, des procès verbaux d'interrogatoires de receleurs. Autant de pièces à charge contre les quatre membres du gang d’adolescents.

            Pio Mon.

            Damien Cunat.

Taig Coll.

Qais Friec. Qui ne disait rien. Un sourire en coin en signe de défi. Bien que son intelligence soit visiblement limitée, il ne pouvait pleinement se convaincre qu’il allait pouvoir passer entre les gouttes et sortir libre dans quelques heures du commissariat.

Puis vint la longue énumération des détails des morts de Pio Mon et de Damien Cunat. Où ils ont été retrouvés. Dans quel état. Les viols de chacun. L’ouverture de leurs corps, le vol d’organes. Qais fit mine de ne pas trembler, mais son sourire perdait visiblement de sa superbe. Visiblement, il découvrait des vérités sur ses complices.

Hal et Simon se regardèrent et se comprirent sans un mot. Le doute planait quant au coupable des meurtres sauvages des deux adolescents. Ils avaient d’abord pensé à un acte réalisé pour asseoir la domination du chef du gang sur les survivants. La réaction de Friec tentait à prouver le contraire. Il n’était pas au courant que ses amis avaient été violés après leur mort. A quelques mètres de Friec, il était tout aussi difficile pour Hal et Simon d’imaginer cet adolescent se livrer à des actes aussi bestiaux.

- C’est Taig qui les a tués tous les deux, tenta Simon.

Il est souvent pratique de se servir des morts pour faire parler les vivants.

- Taig est mort, répondit Qais.

- Oui, ça on sait, dans l’explosion de la voiture qu’il tentait de voler. Mais est-ce que c’est lui qui a tué Pio et Damien, qui les a violés et découpés ?

- Mais vous n’êtes pas bien ! Comment on peut faire ça ! Je suis humain putain ! Comment vous voulez que Taig ou moi on ait violé nos potes ? Après les avoir tués ? Vous êtes tarés !

            La pression montait de secondes en secondes. Hal continua sans aucune compassion pour le jeune en face de lui qui découvrait ce dont était capable un vrai fou.

- C’est toi le boss de la barre ? Non ? Comment peux-tu expliquer que deux de tes potes soient tués dans ces conditions et que tu ne saches pas qui a fait ça ? Si tu ne parles pas, c’est que tu protèges quelqu’un !

- Mes potes sont morts, je n’ai plus personne à protéger !

            Sans une seconde de répit, Simon enchaîna avec l'enlèvement de Syril Kaul et les actes de torture subis.

            Aucune réaction de Qais.

- Tu sais que nous avons des preuves pour tous ces faits. Braquages, enlèvement, torture. Si on ajoute deux meurtres avec viol et cannibalisme, tu peux être sûr de passer le reste de ta vie en prison. C’est ce que tu veux ?

- Si tu savais ce que je veux mon pote, tu serais bien surpris, cracha Qais !

- Je pense que j’en ai eu un aperçu, enfoiré ! répondit Hal calmement. Tu veux nous voir souffrir ? Tu veux nous tuer ? C’est ça ? Petit caïd ! Enfin on y vient. C’est donc bien toi qui conduisais la voiture qui a tué ma femme et ma fille ?

            Qais Friec avait les yeux plantés dans ceux de Hal Hogan. Friec hochait la tête lentement. Il soufflait, comme pour évacuer la chaleur produite par un cerveau en pleine réflexion.

- Je n’ai même pas eu besoin de m’en occuper. Tellement de gens vous haïssent depuis que vous traînez dans notre quartier… depuis des mois, des années, du monde veut votre peau. Les habitants parlent, vous les provoquez… et un jour il y en a un qui décide de passer à l’acte… sans réfléchir à ce qu’il fait.

- C’était toi ? répliqua Hal sans quitter Friec des yeux.

- J’aurais bien voulu, mais je suis loin d’être le plus fou de la barre…

- Taig ?

- Je ne peux pas vous dire que ce n’était pas lui. Vous le savez déjà…

- Vous avez tué une petite fille, une mère de famille… un bébé est entre la vie et la mort… uniquement pour pouvoir continuer à construire votre délire ? Votre ambition d’être riche grâce à des braquages et de vivre de vos rentes jusqu’à la fin de vos jours ? Vous êtes hors des réalités ! Totalement pourris par la société fictive qui vous entoure… la réalité, tu connais, petit con ?

            Qais Friec ne fut pas déstabilisé. Il comprenait qu’il allait avoir du mal à sortir indemne de sa situation, mais les minutes de face à face avec ces deux policiers qui lui avaient pourri la vie depuis des mois lui offraient une jouissance inespérée.

- La réalité n’est que celle que tu décides ! répondit Friec, comme lâche un inculte qui répète sans comprendre une phrase qui lui semble percutante en la situation.

- Connard ! Simon venait d’ajouter sa touche philosophique à la conversation.

            Et le silence prit place entre la pression et la haine. Personne ne bougea de sa chaise scellée. Les regards finirent par diverger. Les cerveaux n’étaient plus concentrés mais tournaient en roue libre, sans réflexion pour stimuler les matières grises.

            Des minutes entières engloutirent le silence de trois hommes en plein combat. Il n’y avait rien à gagner. Plus grand chose à perdre. Des années de vie pour un jeune. Du dégoût enseveli sous des couches d’incompréhension pour les deux autres. Mais les réponses ne venaient pas. Seules des réactions puériles de chef de gang, d’adolescent capable d’imaginer le pire pour arriver à des fins ridicules et irréalisables… assez fou pour mettre à exécution ses idées méchantes et stupides.

- C’est quoi le prochain sujet de conversation ? reprit Qais Friec.

            Hal et Simon concentrèrent à nouveau leurs regards vers l’adolescent.

- Quoi, c’est tout ? On a fait le tour du sujet ? Je peux partir ?

- Il ne s’agirait pas de jouer au con avec nous, répliqua Hal. Et un conseil en passant : si par chance tu es relâché, sois sûr que tu n’iras pas loin… mais comme je ne suis pas un sadique, je t’offrirai une fin rapide et sans souffrance.

- Hal ! le reprit Simon.

- Mais c’est qu’il commence à se fatiguer le petit policier, rigola Friec.

            Hal se leva d’un bond et lança un coup de poing dans le mur derrière lui. Le mur s’enfonça. Des os souffrirent du choc. L’impulsion électrique avait agi comme un électrochoc.

            Hal Hogan venait de reprendre ses esprits.

            Simon Laye s’approcha et lui posa une main sur l’épaule. Un regard rapide fut échangé. La complicité professionnelle et l’amitié venaient de réussir la prouesse d’une communication sans parole. Les pensées d’un homme s’affichent dans ses yeux, comme la bêtise du monde s’affiche sur les écrans de télévision.

            Hal reprit place sur sa chaise :

- Tu ne peux pas t’en sortir. Il est impossible que tu gagnes. Tout s’arrête ici. Tu as le choix entre finir dignement, en adulte, ou continuer à faire le guignol. A ton âge, tout ton corps oscille entre l’enfant et l’adulte. Sors du bac à sable et occupe-toi de ta conscience. Ecoute-la, écoute-toi !

- Pour l’instant c’est toi que j’écoute et la seule envie que ça me donne, c’est de continuer à te faire souffrir.

- Tu ne peux plus me faire grand chose… malheureusement le pire est fait.

            Friec rigola, tourna la tête et baissa les yeux vers le sol. Le sourire dessiné sur son visage était radieux.

- C’est pas possible, intervint Simon, il est drogué ! Il faut le remettre en dégrisement et attendre quelques heures qu’il reprenne ses esprits.

            Hal ne réagit pas. Il regardait cet adolescent. Cette incarnation du mal. Ce pur produit des fantasmes du capitalisme et de la société de consommation. Il semblait fou, hors des réalités, sans aucune limite. Pourtant le policier ne pouvait mettre fin à cet interrogatoire. Il savait qu’il y avait encore une marche à franchir, il sentait que Friec avait une action néfaste à confesser, et qu’il l’avouerait pour fanfaronner. Il suffisait de le provoquer un peu :

- Tu ne peux plus rien me faire, petit. Rien !

- Arrête d’être aussi sûr de ça, petit policier. J’ai déjà gagné plus que tu ne gagneras pendant toute ta vie.

- Tu n’as rien gagné, tu l’as volé. Tu ne peux plus rien me faire. Tu es comme un enfant puni, au coin, qui refuse sa punition et qui essaye de se retourner discrètement pour continuer à rigoler avec ses amis. Tu ne peux plus rien me faire !

- Je t’ai déjà fait plus que tu ne peux l’imaginer ! Tu ne sais pas tout !

- Alors parle, petit !

            Friec tourna la tête, et sourit. Hal reprit de plus belle :

- Tu es incapable d’assumer. Tu ne peux plus rien. On va te remettre en cellule et demander à un juge de s’occuper de toi. Les preuves sont tellement nombreuses qu’il n’est même pas nécessaire de perdre son temps avec un interrogatoire. Tu as de la chance que la peine capitale n’existe plus ! Tu ne peux plus rien !

            Hal fit un signe du menton à Simon. Chacun ramassa les quelques dossiers apportés. Ils se dirigèrent vers la porte d’entrée.

- Un bleu en uniforme va venir s’occuper de toi, termina Simon. Puis il ouvrit la porte de la salle d'interrogatoire.

            Simon Laye était dehors. Hal s'apprêtait à franchir à son tour la porte quand Qais Friec se redressa, tira sur ses menottes pour paraître le plus grand possible :

- J’ai violé ta femme, minable ! Je l’ai violé l’année dernière !

            Toutes les fonctions vitales de Hal se figèrent. L’image de San s’afficha à mi-chemin entre son cœur et son cerveau.

 

A suivre...

 

 

 

 



06/10/2015
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