LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

D'un fou à l'autre (10/13)

 

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        Hal Hogan avait laissé son collègue, Simon Laye, démarrer les procédures administratives consécutives à l’arrestation de Qais Friec. Confirmation d’identité, relevés d’empreintes, déclaration au juge… “mon dos est tellement déformé par leurs poids que les procédures n’osent même plus s’approcher, elles ne voient plus en moi la droiture capable de les supporter”, avait lâché Hal pour terminer de convaincre Simon. Argument sans consistance mais qui avait suffi à faire passer un message : Hal avait besoin d’humer un autre air.

            Sur la route entre la barre HLM du gang des adolescents et l'hôpital, Hal poussa le son de son autoradio jusqu’à ne plus entendre le bruit atroce de sa propre respiration. Ces allers retours lui rappelaient à chaque seconde l’air qui ne circulait plus dans la poitrine de sa femme, de sa fille… cette absence de mouvement qu’il avait eu tout le loisir de disséquer en attendant les pompiers lors de son accident.

            Animals envoyait ses bruits de bêtes à travers les oreilles, puis du calme, toujours mêlé à du vent, à des nappes de sons imaginées pour combler un vide imaginaire… le travail d’un artiste à la recherche d’une nouvelle sérénité alors que le silence en est la plus parfaite des représentations.

            Pas difficile de trouver une place de parking proche de l’entrée d’un hôpital quand on possède le fameux sésame bleu sur le toit de sa voiture. Nécessaire juste pour entrer et prendre possession de quelques mètres de trottoir, puis rapidement rangé dans la boîte à gants. Pour profiter encore de ses capacités physiques, Hal utilisa l’escalier au lieu de l’ascenseur pour fainéant. Personne… alors qu’à l’étage où son fils était incarcéré par la mort, quelques bien portants attendaient patiemment qu’un servomoteur décide enfin de faire arrêter une cage à leur niveau.

            Un bébé qui respire est beau. L’important est d’être capable de faire abstraction des tuyaux, des câbles, des sondes qui rayent son corps… tendre l’oreille pour que le son d’un souffle surpasse le bruit du respirateur et des bips trop rythmés pour être naturels.

            Quelques minutes passèrent. Hal ne réfléchissait plus. Il regardait, en apparence... ses pensées étaient absentes de cette chambre, de ces murs blancs, maquillés de la pureté et la simplicité de la mort. Proche du nirvana, de cet état de latence qui dissocie le corps et l’esprit, qui libère l’infini de la prison d’une enveloppe… Hal fut terrassé par la réalité, par la voix d’un médecin :

- C’est bien de venir prendre des nouvelles de votre fils.

            Hal ne releva pas la provocation. Impossible de montrer son animosité à ce médecin possesseur de l’art nécessaire à la survie de son fils… le fils de sa femme…

- Vous avez trouvé un donneur ? demanda Hal sans quitter San des yeux.

- Votre fils a été positionné en tête de liste des demandeurs de greffe. Il faut être patient.

- C’est ce que deviennent automatiquement tous les malades qui entrent ici, des patients. Attendre une greffe ou la mort réclame la même attitude pour celui qui est allongé à moitié à poil dans ces lits. L’important est de savoir si un espoir est possible.

- S’il n’y avait aucun espoir, je ne serais pas ici. Je suis médecin, pas croque-mort. Vous pouvez parler à votre fils, il vous entend.

            Hal secoua la tête et afficha un sourire. Puis il se tourna vers le médecin :

- Je n’arrivais déjà pas à lui parler quand il était autre chose qu’un martyr du monde moderne… je ne me vais pas lui raconter ma vie maintenant…

- Faites comme vous voulez. Mais ne tardez pas trop, si le pire devait se produire, peut-être seriez vous heureux de lui avoir fait quelques confidences…

- Vous êtes sûr qu’il entend et qu’il comprend malgré son état ?

- Bien sûr !

- Alors dites lui que son père arrive et qu’il n’a pas le droit de lâcher la rampe avant que je ne sois arrivé !

            Et Hal, définitivement mal à l’aise, jeta un regard à son fils, avant de saluer d’un mouvement bref de la tête le médecin et de quitter la pièce.

 

            Les procédures administratives au commissariat ne devaient pas encore avoir pris fin. Qais Friec avait-il les doigts noirs d’avoir dû offrir ses empreintes digitales à la justice ? Avait-il demandé son médecin, son avocat, un plateau repas, sa douche, son café et l’Equipe ? Le temps de mettre le prévenu dans des petits souliers et de lui expliquer que sans la décision d’un juge sa liberté ne pouvait lui être retirée que pour quelques heures, Hal avait encore le temps de faire une visite.

 

            Syril Kaul était dans le même hôpital, à quelques étages de là. Renseignements pris, Hal arriva rapidement face à la chambre de cet informateur, de cet homme grillé par ceux qu’il balançait, de ce corps qui avait subi la torture pendant de nombreuses heures.

            Il était temps de faire acte de bienveillance envers ce pauvre type qui avait cru facile de se faire de l’argent en dénonçant les truands de son entourage. Il avait joué pour gagner… joué petit mais tellement plus que son habituel quotidien lui offrait. Tout est une question de relativité.

            Syril Kaul n’était pas seul dans sa chambre. Avant de rentrer, Hal entendu une voix féminine parler doucement, promettre de revenir vite, d’amener d’autres fleurs et quelques chocolats s’il était sage. Puis le silence, aucune réponse masculine. Hal décida de franchir le pas de la porte sans frapper ni s’annoncer. Il se planta devant le lit du convalescent et ne parla pas.

            Quelques secondes furent nécessaires pour que Syril intègre l’apparition et ne balbutie un début de présentation.

- Hogan, je vous présente Louise, une collègue de travail. Louise, je te présente…

            Syril toussa, chercha ses mots, et fut sauvé par l’intervention de Hal :

- Je suis son sauveur. Celui qui l’a récupéré dans l’état qu’il est aujourd'hui.

- C’est ça, profita Syril. Monsieur est mon… sauveur.

            Ces mots lui déchirèrent la bouche. Ils n’étaient pas tout à fait faux, mais tellement irréels au milieu d’une relation entre un policier et son indic’.

- Qu’est-ce que vous venez faire, Hogan, dans ma chambre d'hôpital ?

- Prendre des nouvelles bien sûr. Je passais dans le coin par hasard.

            Hal Hogan prit bien soin de ne pas parler de son fils. Il ne fallait pas dévoiler ses faiblesses à ses ennemis. Syril n’avait pas la pleine confiance de Hal, et la réciproque était vraie. Est-ce qu’un confesseur peut être l’ami du confessé ? Bien sûr que non. Une relation amicale ne peut tenir lorsque l’un des protagonistes possède un pouvoir sur l’autre.

- Louise allait partir, lâcha Syril.

            Louise Sé sut subtilement cacher la surprise de son départ soudain et déposa une bise sur la joue de son collègue de travail avant de saluer le policier et de quitter la pièce, rapidement.

- Qu’est-ce que vous foutez là ? reprit Syril armé d’un regard menaçant.

- Désolé de casser ta séance de drague mon gars.

- Comme tous les flics, vous ne comprenez jamais rien. Il y a un monde plus loin que le bout de votre nez !

- C’est bon, je connais la comptine. Des infos pour moi ?

            Hal Hogan jouait finement avec son indic’. Allait-il lui apprendre des informations qu’il connaissait déjà ? Allait-il lui inventer des projets de casse, des ambitions d’adolescents ?

 -D’ici, je ne peux pas apprendre grand chose, répondit Syril avec un soupçon d'honnêteté. Vous êtes toujours preneur pour des informations ?

- Bien sûr, si elles sont fiables.

- J’ai un deal à vous proposer…

- Nous avons déjà un deal, et il coûte cher au contribuable, qui ne serait pas très heureux d’ailleurs s’il savait à quoi servent ses impôts…

- Je ne veux pas d’argent…

            Syril Kaul laissa passer un silence. Hal laissa vivre ce temps mort. Il était en position de force face au demandeur.

- Vous avez la possibilité de retrouver des personnes disparues ?

- Ce n’est pas mon boulot, mais dis toujours, répliqua Hal qui ne voulait surtout pas fermer la porte à de nouvelles informations.

- Ma mère…

            Et la discussion se changea en un long monologue. Hal écouta. Il remettait en doute chacune des affirmations de son indic’ pour ne pas se laisser dépasser par une émotion surjouée.

            Syril avait été élevé par l’assistance publique. Placé dans plusieurs familles d’accueil jusque sa majorité et sa chute dans la précarité. Il n’avait jamais connu sa mère. Abandonné à sa naissance, il était persuadé de la bonne volonté de sa génitrice, de son incapacité à l’élever correctement à l’époque… Syril avait été abandonné pour son bien, pensait-il. Son enfance avait été rythmée par une recherche constante de celle qui aurait pu être sa mère. La boulangère lui avait expliqué qu’elle n’était pas celle qu’il cherchait. La bibliothécaire, la bouchère… chacune avec un sourire affiché de force capable de cacher la peine immense que peut provoquer cette question posée par un enfant.

            “Elle est forcément dans mon entourage. Elle doit me surveiller, de loin, pour être sûre que personne ne me fait de mal. Pour être sûre que je mange à ma faim, que personne ne me maltraite.”

- Mais… et l'histoire de Syril resta en suspend.

            Hal Hogan recevait ces informations d’une oreille attentive. Toujours sur ses gardes, il avait du mal à imaginer que Syril feignait les sentiments qui sortaient de sa bouche. Il devait y avoir une part de vérité dans tout cela. Hal écoutait… connaître la détresse profonde d’un homme permet de le manipuler encore plus facilement. Syril voulait parler, il fallait l’encourager.

            Hal s’approcha du lit de son indic’ et s’assit sur le bord, à côté des pieds de son blessé en pleine psychanalyse :

- Mais ? reprit Hal. Ta mère a failli dans sa mission ?

            Syril souffla, baissa les yeux, et lâcha nonchalamment :

- Je me demande toujours pourquoi elle n’est pas intervenue quand le père d’une de mes familles d’accueil m’a violé… difficile pour elle de dire qu’elle n’était pas au courant, il l’a fait tant de fois…

            Hal Hogan comprit que Syril ne jouait pas. Des scènes dramatiques avaient bien ponctué son enfance.

- Tu es resté combien de temps dans cette famille ? demanda Hal.

- Cinq ans environ. Ils m’ont retiré à l’âge de 15 ans. J’étais enfin devenu assez fort… j’ai démoli ce père adoptif…

- Tu l’as tué ?

- Non, tout roule pour lui depuis...

            Et Syril rigola.

- Je ne me souviens plus de ce que j’ai fait. Mais j’ai été embarqué par la police couvert de sang. Lui ne marchera plus jamais. Il parait que je lui ai tapé dans le dos à coups de pied pendant de très longues minutes… il avait encore le pantalon au niveau des genoux quand sa femme est arrivée. J’avais eu le temps de me rhabiller. Elle a tout de suite compris… elle savait… elle a essayé de remonter son pantalon mais je tapais si fort dans le corps de son homme qu’elle n’a pas réussi. Elle a dû se résoudre à faire intervenir la police, qui a tout de suite compris ce qu’il s’était passé. J’ai été retiré de cette famille, puis placé dans une autre… comme on déplace un meuble mal positionné qui cache la lumière… Il n’y a pas eu de suite…

            Hal captait chacun des mots de Syril. Cette histoire était vraie, cela ne faisait aucun doute. Les détails étaient importants pour qu’il puisse comprendre pleinement son indic’.

- Je l’ai revu… dans sa chaise roulante… il n’y a pas que son dos qui a souffert… une aide à domicile le promenait dans un parc… je l’ai reconnu tout de suite… je me suis planté face à lui… il n’a pas réagi… la femme qui poussait le fauteuil n’a pas compris et m’a traité d’irrespectueux ! Je suis heureux de le savoir dans cet état. Je lui ai offert pire que la mort, tout comme il m’a fait !

            Hal sentait le monologue glisser vers l’expression d’un désir de vengeance, vers des plaisirs sadiques. Il décida de reprendre la main et de guider Syril dans une direction plus saine :

- Qu’est-ce que tu veux que je fasse pour toi ?

- Je veux savoir pourquoi ma mère n’a rien fait. Pourquoi elle n’est pas intervenue pour me protéger.

- Tu veux que je la retrouve, c’est ça ?

 -Elle n’est pas loin, je le sais. J’ai arrêté de poser des questions à toutes les femmes de mon entourage car je pense que mon attitude l’a fait s’éloigner à une époque. Elle sait que je ne pose plus de questions, elle est revenue près de moi. Il faut la retrouver et lui demander pourquoi elle n’est pas intervenue. Je veux comprendre, et je veux que désormais, elle me protège.

- C’est difficile de retrouver des gens qui ne veulent pas être retrouvés…

- Tout comme c’est difficile de grandir sans maman… c’est pourtant permis par la société, par la loi…

- Des lois imparfaites pour essayer de discipliner des hommes imparfaits… je vais voir ce que je peux faire… je vais voir… dit Hal avant de se lever, de saluer son indic’ et de quitter la pièce.

            Une fois seul, Syril afficha un immense sourire sur son visage. Un sourire qu’il avait été incapable d’offrir au monde depuis qu’il avait arrêté de demander à chaque femme qu’il croisait si elle était sa mère. Un sourire plein d’espoir… l’espoir d’une mère proche de lui, qui le protégerait.

 

A suivre...

 

 



05/10/2015
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