LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

Howahkan (acte 2, part 4)

 

 

- Que me dites-vous là, rétorqua le maire ? Personne ne s’est désigné durant le temps de votre petit manège. Personne ne s’est désigné coupable ! Comment osez-vous dire que je connais le déséquilibré qui terrifie tout le village et qu’en plus, je le protège ?

- Vous voulez vraiment que j’agisse avec vous comme avec un enfant, demanda doucement le chaman en baissant les yeux, presque honteux de ses propos provocateurs ?

- Pardon ? Que dites-vous ?

- Laissez votre cœur s’ouvrir. Laissez parler le sang qui coule dans vos veines. Protéger cet homme vous fait du mal. Plus vous attendrez, plus il sera difficile d’expliquer votre comportement à la foule. D’expliquer le comportement de votre fils...

Le maire tourna le dos à son interlocuteur et fit quelques pas avant de reprendre :

- Comment avez-vous su ? Qu’est-ce qui l’a trahi ? Pourquoi les femmes, dehors, ne ce sont rendu compte de rien ?

- Je vous ai menti…

Le maire se retourna d’un coup. Son regard se fixa sur le chaman. Les flammes sautillant dans ses yeux réclamaient des explications. Calmement, le chaman reprit :

- L’incantation que j’ai récitée devant les hommes du village n’avait en aucun cas le pouvoir de faire se révéler de lui-même le criminel. Elle avait pour unique but de me le montrer. Moi seul ai vu une lumière se poser sur le coupable.

Le maire apprécia ce léger soulagement qui lui traversa le cœur puis demanda avec espoir :

- Et ne pouvez-vous pas soigner mon fils ?

- Je ne suis pas magicien. Les actes qu’il a commis sont beaucoup trop graves pour que je puisse les racheter. C’est toute son âme qui doit être nettoyée. Je n’ai pas ce pouvoir.

- Peut-être que le curé le peut, soupira le maire ?

- Vous savez comment les catholiques soignent le mal ? Pensez-vous que votre fils se plairait sur un bûcher ?

Hochant la tête, tournant en rond dans la pièce, le maire n’en revenait pas. Comment cet homme… ce petit être non civilisé… cet écologiste de la première heure… ce vagabond de la montagne… pouvait savoir que son fils était le criminel qui avait fait tant de mal au village ?

- Avez-vous confié ce secret à quelqu’un d’autre, s’inquiéta le maire ?

- Je n’en ai pas eu le temps… ni l’envie. Et j'espère ne pas avoir besoin de le faire. Je suis là pour vous aider à résoudre ce problème. Rien de ce que vous pourrez faire pour me discréditer ou m’éliminer ne pourra faire oublier les crimes perpétrés par votre descendance. Soyez pragmatique. Il faut que votre fils avoue et se livre à la justice des hommes.

- Il risque la mort ! Comment pouvez-vous me demander de faire cela ?

- En le laissant en liberté, beaucoup de personnes innocentes risquent la mort !

Le maire faisait des tours dans la pièce sans pouvoir se calmer. Ses mains se frottaient l’une contre l’autre. Sa tête tombait à droite puis à gauche avec un rythme régulier. De longues minutes passèrent sans que la moindre parole ne fut échangée. Pendant qu’un homme réfléchissait, un autre attendait patiemment que la sagesse humaine prenne le dessus sur la stupidité de vouloir se débattre dans un chaos de violence teintée de folie.

Passant pour la énième fois derrière le chaman, le maire ouvrit ses deux bras et asséna un coup de ses deux poings joints sur le crâne du seul détenteur de la vérité. Le choc fut d’une violence rare. Il résonna dans chacun des os du maire. Ses articulations souffrirent quelques instants de cet assaut aussi brutal qu'irréfléchi. Sur le sol de la mairie, le chaman était étendu de tout son long. Surpris par la soudaineté de l’attaque, il n’avait pas eu le temps de s’inquiéter avant de perdre connaissance. Le maire s’assit sur une chaise toute proche et remobilisa son esprit pendant que son regard restait figé sur cette masse inerte allongée devant lui.

Sans se lever, il se mit à crier :

- A moi, à l’aide, au secours !

Tous les hommes du village étaient encore sur la place, à quelques mètres de la mairie. Rapidement, ils accoururent et découvrirent le maire assis sur une chaise, le visage dans les mains, visiblement choqué.

“Que s’est-il passé, demandèrent en chœur les premiers hommes arrivés dans la pièce ?”

Faisant mine de reprendre son souffle, le maire déglutit et, sans sortir le visage de ses mains, commença ses explications.

- Il a essayé de me droguer, de me manipuler avec un sort que lui a dicté le diable. Heureusement, j’ai pu le maîtriser avant qu’il ne finisse ses incantations !

Les hommes se regardèrent. Finalement, le plus proche osa demander :

- Mais de qui parlez-vous ? Qui a essayé de vous agresser ?

Le maire ne comprit pas. Il ouvrit les yeux, lança son regard vers le sol et n’en crut pas ses yeux. Le corps du chaman avait disparu.

- Quelle est encore cette magie, demanda-t-il ? Où est passé le chaman ? Où est-il ?

Une nouvelle fois la foule resta stoïque face aux propos irrationnels du maire.

- Monsieur, osa l’homme le plus proche du maire, le chaman a quitté la mairie il y a près de dix minutes… vous l’avez raccompagné à la porte avec le sourire, en le remerciant...

Et tout s’arrêta. Les couleurs disparurent. Les cerveaux se figèrent. Les bouches restèrent ouvertes tout autant que les yeux. Les gestes s’immobilisèrent. L’air ne s’écoulait plus. La poussière se glaça dans l’espace. Dans ce temps en suspens, le chaman apparut. Après quelques pas, il se positionna derrière le maire et lui posa une main sur l’épaule. Par ce geste, le plus puissant des chamans fit reprendre conscience au maire. Mais ses muscles étaient toujours inefficaces, incapables de répondre à un quelconque influx électrique. Seul son cerveau était en parfait état de fonctionnement. Le chaman le contourna et, pliant les genoux, se positionna face à lui. Les yeux dans les yeux. Les souffles se mêlèrent. Le puissant homme approcha sa bouche de l’oreille du maire et prononça :

- J’étais venu pour vous aider… mais vous, comme tout être humain incapable de saisir la bonne opportunité, incapable de faire les bons choix… incapable de reconnaître un ami quand vous en voyez un… tellement sûr d’être le plus fort, le plus malin… tellement sûr de pouvoir dominer le monde, les gens, les esprits et les vérités... Vous avez fait votre choix, dicté par l’impulsivité. Je regrette votre comportement. Vous aviez les cartes en main. Difficile de comprendre ce qui a bien pu se passer dans votre petite tête d’humain tenant un petit morceau de pouvoir entre vos doigts.

Le maire ne pouvait pas bouger. Il était obligé d’écouter d’une oreille statique les propos du puissant homme qui oscillait devant lui. Sa colère montait. Il lui était impossible de se remettre en question. De se dire que l’attitude adoptée était le résultat d’un coup de sang précédé d’aucune réflexion. Seule la pensée de se retrouver moins fort, à la merci d’un sous-homme, se baladait dans son cerveau. L’immobilité catalysant la folie.

- Vous allez retrouver votre mobilité d’ici quelques minutes. Il n’y aura aucune séquelle. Ni pour vous, ni pour vos administrés. Ce petit tour de passe-passe n’avait qu’un unique but : me faire sortir libre et en bonne santé de cette maison. Je ne me vengerai pas de votre agression. Je n’ai ressenti aucune douleur. Les habitants du village m’ont vu sortir il y a bien longtemps de votre mairie. Impossible pour votre esprit manipulateur de leur faire croire que je suis en quoi que ce soit coupable d’un quelconque mauvais geste envers vous. Je vous laisse avec votre conscience. Avec votre fils malade et dangereux. Je vous laisse avec cette population qui cherche des réponses. Je vous laisse avec votre fourberie et votre irrespect. Si vous avez besoin d’aide, sachez que les chamans ne sont pas rancuniers et qu’ils vous accueilleront à bras ouverts si vous en ressentez le besoin. Réfléchissez avant d’agir la prochaine fois. Les liens du sang sont forts… mais le sont-ils autant que ceux liant la vérité et la sérénité ?

Sur ces mots le chaman se dirigea vers la porte de la maison et disparut. L’ouverture béante qui subsista derrière lui laissa s’engouffrer la couleur, le souffle de l’air, le chant des oiseaux et l’odeur de l’herbe.

- Oui monsieur le maire, le chaman est parti il y a longtemps maintenant. Vous êtes sûr que vous vous sentez bien, reprit un habitant ?

Plongeant à nouveau le visage dans ses mains, le maire répondit très doucement :

- Tout va très bien mes amis, tout va très bien. Je pense surtout que j’ai besoin de repos…

“Et de temps pour réfléchir, pensa-t-il.”

 

Julie et Marc étaient captivés par cette histoire. Ils ne bougeaient pas, suivant du regard le mouvement des lèvres de François qui, les yeux fermés, revoyait son propre père contant ces faits sur son lit de mort. La gorge sèche, le doyen tendit le bras pour saisir le verre d’eau posé devant lui et s'humidifia l’intérieur.

Les petits-enfants attendaient impatiemment la suite du récit.

Cachée dans le couloir adjacent, Alice versait des larmes en silence. Le souvenir de son mari disparu quelques temps après avoir entendu cette même histoire de la bouche de François, ce père qu’elle aimait encore à cette époque là, hantait ses pensées.

 

A suivre...

 

 

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11/05/2014
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