LIBRE COURS A L'ENCRE NOIRE

Howahkan (acte 2, part 2)

 

 

François venait de voir Luc, l’un des deux veilleurs de la cellule, se faire emmener par les gendarmes. Couvert de sang. Des ecchymoses sur le visage. Le maire suivait la troupe avec, à la main, un sac plastique contenant un couteau dont la couleur initiale ne paraissait plus sous la lourdeur d’un rouge visqueux. Le médecin, Mr Desmet, s’afférait sur le corps d’un homme allongé sur le sol. Cette victime paraissait capable de respirer contrairement à l’homme à la gorge découpée allongé à ses côtés. La foule avait vite fait de juger le jeune veilleur entièrement responsable du carnage et, par facilité, des précédentes morts étranges survenues dans le village. François était resté distant du regard rempli de peur du veilleur accusé. Le doyen voulait se protéger et éviter les amalgames. L’incompréhension nocturne de la foule sauvagement enflammée était peu propice aux jugements justes et impartiaux. L’heure était grave pour la cellule de veille. La protection du village était en danger. Luc aux mains de la justice pour des raisons encore inconnues. Georges absent de la foule amassée. François traînant difficilement son âge entre l’incompréhension, la folie collective et la vengeance d’une âme trop longtemps perdue.

Au cœur de la nuit, bouleversé par les derniers événements qu’il venait de vivre, François se rendit à petits pas chez sa fille. Il faisait tourner dans sa tête les étapes importantes du récit qu’il allait devoir révéler à ses petits-enfants. Il voulait le raconter au mieux. En essayant de respecter sans faille l’ordre chronologique, les lieux et les nombreux intervenants.

Tapant frénétiquement à la porte de la maison de sa fille, celle-ci ouvrit après quelques instants, les yeux remplis de fatigue. Alice était une femme d’environ quarante-cinq ans. Célibataire depuis la disparition de son mari, qui était accessoirement le père de ses deux enfants.

- Qu’est-ce que tu veux, demanda-t-elle d’une voix ne cachant pas l’agacement de voir son père à cette heure tardive.

- Bonsoir ma chérie. J’ai besoin de parler de toute urgence à Julie et Marc.

Alice lança un regard noir vers son père avant de repousser la porte d’entrée avec vigueur. François fut étonné de ses réflexes quand il vit son pied foncer et bloquer le mouvement brusque de sa fille.

- Je t’en prie, insista François. C’est important !

- Hors de question que tu mêles mes enfants à tes histoires. Le village est comme fou ! Les cris n’ont pas cessé depuis quelques heures. Tout ceci va mal finir et je suis sûre que tu y es pour quelque chose ! Tu es un fou à la tête d’une cellule qui promet de défendre le village des attaques surnaturelles ! C’est toi qui monte la tête à toute la population pour te donner une contenance. Tu es inutile ! Admets-le et arrête de vouloir mêler les innocents à tes luttes d’existence !

- Tout ce que tu dis est injuste, répliqua François calmement. Tu te trompes d’ennemi. J’ai besoin de parler à Julie et Marc. C’est important !

A cet instant, une voix se fit entendre à l’intérieur de la maison.

- Qui c’est à cette heure, demanda la voix ?

- Personne, cria Alice !

François connaissait les raisons de la colère de sa fille envers lui mais les circonstances actuelles le forcèrent à commettre un acte dont il ne fut pas fier. Baissant les yeux il dit tout bas :

- Pardonne-moi ma fille, mais j’ai besoin de tes enfants.

Armé d’une grosse voix, il hurla en direction de l’intérieur de la maison :

- C’est moi mes enfants, votre grand-père.

- Je te déteste, dit Alice à voix basse. S’il leur arrive le moindre mal, je te tuerai de mes propres mains, vieux fou !

François ne lâcha pas sa fille du regard tandis qu’elle ouvrait grande la porte séparant un grand-père de ses petits-enfants. La peur mêlée à la haine pouvait se lire dans les yeux d’Alice. Une larme se fraya un chemin sur sa joue quand elle s'effaça pour laisser libre cours à l’accomplissement d’un destin qu’elle redoutait depuis que son mari maintenant disparu avait intégré la cellule de veille... de sa propre initiative.

Julie et Marc étaient d’habitude toujours heureux d'accueillir leur grand-père mais cette visite en pleine nuit ne les enchanta guère. A moitié endormis, ils lui offrirent quand même une étreinte chaleureuse. Rapidement, le visage de François diffusa dans la maison une inquiétude palpable. Les deux jeunes adultes se regardèrent inquiets avant d’offrir un siège confortable au doyen de la famille.

- Qu’est-ce qui t’amène chez nous en pleine nuit, demanda Julie sur un ton respirant l’innocence ?

François ne saisit pas la balle au bond. Il leva le regard vers sa petite-fille et lui décocha un sourire ravageur. Un sourire capable de cacher derrière sa puissance toutes les peurs d’un homme de quatre-vingts ans.

- Tu es sûr que tout va bien, insista gentiment Marc ?

Le regard du doyen quitta le visage de sa petite-fille pour se poser au plafond, puis sur le sol. Il s’égara ensuite aux quatre coins de la table disposée devant lui. Cherchant son courage, le retrouvant dans la vision d’une grotte ouverte au pied du col des Chamans, François prit une forte inspiration et imposa naturellement le silence autour de lui.

- L’heure est venue mes enfants…

- L’heure de quoi, répondit Julie en tapotant son poignet comme si l’heure citée était une donnée concrète ?

François retint son souffle quelques secondes puis commença ses explications.

- Très souvent, quand vous étiez plus jeunes, vous me demandiez de vous raconter l’histoire d’Howahkan…

Les petits-enfants acquiescèrent de concert d’un signe de tête.

- J’ai toujours refusé de vous livrer le secret de ce morceau de passé lié à notre village, à notre vallée…

Julie et Marc ne pipèrent mot.

- L’heure est venue, répéta François. Malheureusement, l’heure est venue !

La tonalité de cette dernière phrase était grave. Froide comme peut l’être la pierre. Rude comme peut l’être le vent charriant la neige de cimes en vallées. Affronter les pires atrocités du monde demande de détruire ce qui pourrait faire vaciller l’homme : c’est à dire tout ce qui fait de lui un humain !

- Pendant des siècles, commença François, les chamans ont vécu près du col qui porte maintenant leur nom...

 

A suivre...

 

 

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05/05/2014
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