Manu, suite et fin.
Après cet acte d’une violence dont Manu ne se serait jamais cru capable, la matinée se passe dans une tranquillité et une solitude habituelles. Personne ne lui adresse la parole. Son téléphone ne sonne pas. Les quelques mails qu’il reçoit ne sont que pour lui demander de faire des tâches sans aucun intérêt, chaque ordre enjolivé du vocabulaire le plus impersonnel possible. Et pourquoi pas un “do me a favor ?” comme commencement de mail… parce que cela voudrait dire que cet expéditeur a réussi à briser le mur séparant Manu du triste monde qui l’entoure.
Certains ont réussi… heureusement… car ce mur n’a pas été dressé par l’occupant du misérable mètre carré enfermé dans cette forteresse ! Le mur a été érigé par une masse d’individualités qui a peur, comme beaucoup (je retiens là ma plume pour ne pas tomber dans la vulgarité), de la différence. Ces caractéristiques qui font de l’autre une somme d’incompréhensions. Ces détails qui séparent deux êtres humains pourtant si proches. Ces différences qui bizarrement n’apparaissent que dans le regard de l’un des deux protagonistes. Ou comment devenir un adversaire sans même comprendre qu’une lutte est en cours…
Manu avait rapidement compris, sans comprendre. Son exclusion des jeux d’enfants, son impossibilité de faire partie d’une bande d’amis, de marcher de front avec ses semblables. Il jouait, pourtant, mais avait toujours le rôle de la victime dans les amusements de ses camarades. Les amis étaient venus avec l’adolescence, ce temps où être différent peut sonner comme un atout. Manu avait su faire parler son for intérieur… quelques cerveaux intelligents avaient compris, des bras s’étaient ouverts, des cœurs aussi. Loin de la fin de la solitude, cette période avait surtout été une respiration pleine de soulagement, le moment où il avait repris des forces avant de se lancer à l’assaut d’un monde d’adulte.
Les adultes sont comme les enfants. Ils ne vivent que pour eux. Ils ne réfléchissent pas à leurs actes et ne raisonnent que vers leurs propres intérêts. Ils se sont forgés pendant une adolescence qui a offert son lot de remises en question. Ce temps d’incertitude dangereux pour la tranquillité de l’esprit a été mis de côté dès les premières réalités d’adultes. L’amour stable qui annihile le dépassement de ses qualités, le travail qui supprime purement et simplement l’imaginaire et la prise d’initiative pour enfermer l’esprit dans une bulle scellée, les responsabilités, les impôts, les crédits... toutes ces inventions d’hommes haineux de la liberté qui coule dans les veines de chaque enfant.
Ces idées s’entrechoquent dans le cerveau de Manu alors que l’après-midi passe lentement entre les murs de son bureau.
Son déjeuner de midi a été ponctué par une altercation avec un de ses collègues au sujet de la dernière assiette de frites disponible. Jouant le jeu jusqu’au bout, Manu n’a pas cédé et un cri bestial à faire fuir le cadre en manque de graisse et de cholestérol. Simple provocation… qui a diaboliquement fonctionné… Manu aurait préféré une assiette de pâtes, mais il en restait beaucoup sur le présentoir, beaucoup trop par rapport à cette unique assiette de frites sujet de toutes les convoitises.
You keep this love !
Garder ce qu’il a d’amour en lui et arrêter de vouloir l’offrir. Voilà la volonté de sa nouvelle personnalité.
Son labeur fini, Manu se dirige vers sa voiture. Il est l’un des premiers à quitter le parking de son entreprise ce jour là. C’est facile quand on a la chance de profiter d’une place de parking très proche des bureaux. Sur le chemin du retour, il use plusieurs fois de son klaxon pour faire avancer des automobilistes qui apparemment se dirigent vers des bureaux austères au lieu de foyers chauds et accueillants. Depuis son autoradio, une douce musique se diffuse jusque dans son cerveau.
I’m broken.
Manu ressent ces paroles. Il comprend qu’il a eu tort depuis de nombreuses années… tort de se taire et de baisser la tête. Son torticolis a disparu, il est presque fier de sa journée et de la nouvelle stature qu’il a commencé à tailler dans une roche dure et froide. Un sourire se dessine sur son visage, mais une larme fait son apparition et coule le long de sa joue avant de se jeter dans le vide sans marquer ce moment de doute indispensable à tout suicidaire passant à l’acte. Manu vient de comprendre qu’il s’est trompé.
De retour chez lui, il se place dans sa salle de bains et lève les yeux vers son reflet. Ils se brouillent. Son regard dérive de droite à gauche. Il se force mais ne trouve plus son visage dans ce bloc de roche réfléchissant. Il est incapable de se regarder en face. Sa journée de dépassement, de violences, d’injures… sa tentative d'apparaître au milieu de la boue de sa vie… sa volonté de lever la tête ont été un échec. Il a passé la journée dans la peau d’un homme qu’il ne comprend pas, qu’il ne connaît pas, qu’il est incapable de regarder en face.
De Manu le solitaire incompris des autres, il est devenu Manu le solitaire incompris de lui-même.
Reverend, reverend, is this a conspiracy ?
La fatigue et l’usure ont joué avec le propre esprit de Manu. Sa journée de folie est finie. Né pour être un anonyme dans un monde qui ne cherche pas à comprendre, il va redevenir ce qu’il a toujours été… un être inutile, coupable d’une existence sans but ni plaisir.
The chance to save my soul…
And my concern is now in vain...
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